La Danse des Écorcheurs
C’était une de ces nuits où même les hiboux préféraient rester planqués, serrant les fesses sur leurs branches comme des adolescents timides. Tu sais, le genre de nuit où le silence te mord les mollets, où même les arbres semblent se demander si ça vaut le coup de se montrer. Bref, on n’était pas là pour cueillir des champignons. Une procession sinistre se faufilait à travers le Bois de Brume, capes lourdes et capuchons tirés jusqu’aux yeux, ils ressemblaient à des ombres qui avaient décidé de se faire passer pour des spectres en solde. Pour ajouter à l’ambiance de fête de maison de retraite, ils se baladaient avec des lanternes vacillantes qui auraient donné le cafard à un fossoyeur.
Au milieu de cette cohue lugubre, un néophyte traînait la patte, un pauvre hère qui se demandait visiblement ce qu’il foutait là, et qui avait observé pas mal de culs de bouteille cette nuit-là. Pas une bonne soirée pour philosopher, mon gars. Pense plutôt à respirer ! Devant lui, deux membres de la cabale, l’un grand et filiforme comme une perche à pêche, l’autre trapu et couvert d’écailles, échangeaient à voix basse, comme si c’était une promenade bucolique.
« Tu penses qu’elle va aimer cette offrande ? » demanda l’écaillé des deux, en désignant le type du menton d’un air préoccupé.
« Pff, la Mère d’Obsidienne est pas difficile, tant que ça saigne un peu, » répondit l’autre en haussant les épaules avec une désinvolture effrayante. « Par contre, si le bonhomme commence à chouiner pendant la cérémonie, ça risque de lui foutre les nerfs. Et tu sais comment ça finit. »
« Ah ouais, comme la dernière fois avec l’elfe. On a mis trois jours à retrouver ses bouts, c’était quoi déjà son nom ? »
« Qui se souvient des noms ? Maintenant, c’est juste de l’engrais pour champis. »
Derrière eux, un gnome un peu trop zélé portait une bannière aux symboles indéchiffrables. Il trébucha sur une racine tordue et faillit se retrouver la tête la première dans une flaque de boue. Il se rattrapa in extremis et marmonna un juron que même les démons n’oseraient répéter.
« Pourquoi diable on se coltine cette forêt humide ? » grogna-t-il. « C’est pas le spa, ici, c’est de l’herbe qui suinte et des partouzes d’insectes ! »
« Pas de panique, » répondit un autre humanoïde à la démarche silencieuse, les yeux luisants dans la pénombre. « On est déjà bien dans l’ambiance. Si t’as pas aimé ça, je te conseille de ne pas vérifier ce qui se passe dans les sous-sols du sanctuaire. »
Un silence malaisé s’installa, juste le temps que la procession atteigne enfin la clairière. Là, les ruines antiques gisaient comme les dents pourries d’un géant mort depuis longtemps. Les pierres brisées exhalaient une odeur de moisi et de regrets. Les vieux piliers grinçaient sous le poids du temps, mais pas un souffle d’air ne bougeait. Pas un cri d’animal, pas un bruissement de feuilles. Le néophyte suait à grosses gouttes, ce qui n’était jamais un bon signe.
Le chef de la procession, une haute silhouette enveloppée dans un manteau aussi noir que le trou du cul de la nuit, s’avança jusqu’à l’autel central. Il leva les mains au ciel – vide, bien sûr, la lune avait préféré se faire la malle cette nuit-là – et commença à psalmodier une litanie qui avait autant de consonnes que de menaces à peine voilées.
« Oh, Toi, Maîtresse du Vide, Mère du Néant, Dragonne du Nadir… Nous Te saluons dans l’obscurité, car c’est là que Tu vois le mieux. »
Derrière, un nain grogna à son voisin. « Elle voit mieux dans le noir, hein ? Et après c’est moi qui suis bourré. »
Le voisin – un elfe à l’air pincé – lui jeta un regard agacé. « Chut, imbécile. Si tu continues, on va risquer d’attirer l’attention des créatures des ombres. Tu préfères passer la nuit à gérer des spectres enragés ? »
« Ça dépend, ils ont de la bière ? »
Les deux furent réduits au silence par le regard glacé du grand prêtre qui se tourna vers le néophyte. Ce dernier tremblait comme une feuille – ou plutôt comme un buisson entier. Le chef de la cabale s’approcha lentement, ses pieds ne faisant aucun bruit sur la mousse humide.
« Ce soir, » dit-il d’une voix traînante, « tu as été choisi pour rencontrer l’ombre de la Mère d’Obsidienne. »
Le traîne-la-patte, qui décidément avait raté sa vocation de gardien de puits, déglutit bruyamment. « Heu… c’est… c’est une bonne chose ? »
Un des processionnaires ricana dans sa barbe. « Si t’aimes les cauchemars qui se baladent en grignotant ton âme, ouais, c’est un super deal. »
« Silence ! » aboya le grand prêtre, claquant des doigts comme s’il voulait briser la nuit elle-même. « Que la cérémonie commence. »
Le cercle s’élargit légèrement alors que les membres de la cabale levèrent leurs bras, révélant des symboles étranges, tatoués ou gravés à même leur peau. Les murmures commencèrent, des mots en une langue ancienne et oubliée, résonnant comme des échos étranges dans la clairière. La brume, qui jusque-là était immobile, se mit à onduler doucement, attirée par les mots comme un chat attiré par un rayon de lumière.
Le gusse s’avança, poussé sans ménagement par deux des plus costauds. Ses jambes tremblaient, et ses yeux cherchaient désespérément une issue. Pas de bol, dans ce genre de soirée, les issues sont des légendes urbaines.
« La Dragonne veille, » murmura une voix près de lui. « Ce n’est que l’ombre de Son souffle que tu sens. Si tu t’en sors… tu comprendras. »
« Et si je m’en sors pas ? » chuchota le bonhomme, la voix aussi tremblante qu’une feuille de papier sous un vent mauvais.
« Ben, on fêtera ton anniversaire avec une bougie de moins, » répondit l’autre, un sourire large comme un abîme se dessinant sur ses lèvres.
L’autel, couvert de symboles rougeoyant comme des plaques de chancre sur des muqueuses, se mit à vibrer sous les pieds du pauvre hère. Une voix sourde, comme le ronflement d’un dragon en train de digérer une armée entière, commença à rugir depuis les profondeurs de la terre. Les processionnaires, qui semblaient plus en train de fredonner un air maudit qu’autre chose, se mirent à psalmodier plus fort. Leurs mots se transformaient en un murmure hypnotique qui aurait bien aimé grignoter l’esprit du type et le remplacer par une purée de pois.
Le grand prêtre, toujours aussi souriant qu’un démon sur un tas de cadavres, leva à nouveau les bras.
« Et maintenant… montre-nous ton dévouement. Sa Majesté des Ombres a faim. Il est temps de nourrir la Mère du Nadir. »
Ah, et vous pensiez que c’était le moment de taper la causette ? Erreur ! Un long silence, aussi pesant qu’un trou noir, s’ensuivit. Le néophyte émit un léger gémissement, presque une plainte de chaton.
« … Et heu… Je dois faire quoi exactement ? » demanda-t-il, la voix hésitante comme un gamin qui vient de se perdre dans le magasin de bonbons.
Le prêtre, ses dents suintantes comme des lames de rasoir rouillées, s’approcha avec un sourire qui aurait donné des cauchemars à un clown. « Oh, pas grand-chose, » répondit-il, la voix grinçant d’une ironie mordante. « Juste… survivre. »
Le gonze ouvrit grand les yeux, l’alcool faisant son effet comme un aspirateur à bonne humeur. Et voilà que les ténèbres se mirent à s’amuser avec lui, comme un chat avec une pelote de laine et la brume environnante se resserra comme une étreinte glaciale.
Tu vois ce que ça donne quand tu mets un steak saignant au milieu d’une meute de chiens affamés ? Ben, c’est un peu pareil avec ce bonhomme, sauf que les chiens ici, c’est des créatures de l’obscurité, et le steak, c’est lui. Les ombres se précipitèrent vers lui, déchiquetant le sol avec un bruit semblable à des griffes acérées raclant une surface en métal.
Les membres du culte, indifférents à la scène, continuaient leur chant lugubre comme si de rien n’était, balançant des phrases comme « La Dragonne est satisfaite, mes amis. » Tout cela, avec une nonchalance qui ferait passer un comptable pour un poète maudit.
Le grand prêtre, toujours aussi souriant, se tourna vers les autres membres de la cabale qui observaient la scène avec une indifférence glaciale. Le silence qui suivit était aussi paisible que le calme après une tempête. L’ivrogne, pour qui la soirée se terminait en beauté, était désormais un repas pour les Écorcheurs.
Et puis, tout aussi soudainement que ce carnage sans nom avait commencé, le silence se fit à nouveau. Le genre de silence intense qui ne s’obtient qu’après un moment de grâce. Ou juste après que quelqu’un d’important vient de péter. A l’endroit où se trouvait l’impétrant qui aurait bien fait, décidément, de mieux choisir ses camarades de beuverie, se trouvait désormais une petite amulette représentant un dragon d’obsidienne aux yeux de rubis dont la lueur rougeoyante faiblissait lentement. Satisfait, le grand prêtre s’en empara et la rangea méticuleusement dans sa manche avant de s’éloigner sans un mot vers le couvert de la forêt.
« Alors, vous avez vu le dernier match de boules ? » demanda le nain, en grignotant un morceau de pain sec.
Les membres de la procession, l’air aussi indifférent que des banquiers pendant une crise financière, commencèrent à se disperser. Les capes se balançaient, les lanternes clignotaient comme des étoiles fatiguées. Et voilà, une nuit de plus dans la cabale de la Griffe Silencieuse. Pas de grand drame, juste une autre journée au boulot pour ces adorateurs des ombres. Tout comme prévu, tout comme d’habitude. L’ivrogne, lui, n’était plus qu’un souvenir, une autre histoire morbide à raconter au coin du feu, ou plutôt dans les recoins sombres où la lumière ne se risque jamais.
Par Sothis