La petite fille et le dragon [-3000]

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Chapitre 1

Elle n’en sortira plus, croyez-moi, et tant pis pour la boiteuse, lança le Mestre au Bourgmestre Avanyen d’une froideur glaciale. Ça fait une journée qu’elle est là-dessous, c’est fichu.

Les notables, serrés les uns contre les autres parmi les ruines fumantes et les débris encore chauds, contemplaient en silence une cavité béante au milieu du belvédère, ensevelie sous les décombres. Quelques murmures s’élevaient sporadiquement de l’assemblée, troublant le bourdonnement incessant des mouches qui s’affairaient à rechercher des corps inertes dans les entrailles rocailleuses. Une fillette aux cheveux noirs, constellés de poussière de briques, et au visage livide, laissa échapper un sanglot déchirant. Elle frappa soudainement le sol de ses poings, s’agrippant désespérément au bord ébréché de l’abîme, et hurla à en rompre sa poitrine : « MAMAAAAAAN ! » La foule, comme un seul être, exhala alors une plainte collective.

Eh bien, il est temps de ramener l’enfant à son père, Sir. Cela fait quelque temps qu’elle vivait avec sa mère, qui parvenait tant bien que mal à prendre soin d’elle malgré son infirmité, mais même si le père est un homme détestable, il n’y a pas d’autre choix… Je tâcherai de jeter un coup d’œil à sa jambe lors de mes rondes… Je ne peux faire davantage.

Le Bourgmestre s’approcha de la fillette aux joues empourprées qui sanglotait sur le sol. Il lui dit quelques mots en lui caressant mollement l’épaule.

Les Dragons sont responsables de tous les maux, petite. Je déplore profondément ce qui t’arrive. Retourne maintenant auprès de ton père, un garde se chargera de lui expliquer la situation… Et le Mestre a consenti à t’apporter son aide de temps à autre.

Le Bourgmestre, d’un geste brusque, fit volte-face, puis, le visage tordu par une grimace de dégoût, expédia d’un coup de pied rageur un gravillon avant de rejoindre sa monture. La timidité, telle une entrave implacable, figeait la gorge de l’enfant boiteuse, qui semblait suffoquer sous le poids d’une langue lourde et inerte. Les mots, à peine formulés, s’évanouissaient dans l’air, tandis que les spectateurs, satisfaits dans leur voyeurisme d’un accident fatal provoqué par un dragon, regagnaient leurs foyers, repus par le spectacle d’une mère assassinée sous les yeux de sa progéniture.

Chapitre 2

Un mois s’écoula. Dans la salle de soins d’Avany, la frêle brune reposait, ses traits tirés, prématurément marqués par des rides d’amertume, témoins d’une jeunesse dévorée par le malheur. Venue seule, elle semblait prendre un malin plaisir à exhiber ce qu’elle portait de plus hideux, comme si, en ces lieux, chacun rivalisait pour montrer la cicatrice la plus terrifiante, la suture la plus purulente, l’extension la plus accablante. Devant le Mestre, elle exposait avec fierté sa chair maculée de trous et de marbrures, révélait ses ecchymoses violacées et ses croûtes, dans une démonstration morbide de ses souffrances.

– Bien, bien. Pour commencer, tu peux te laver seule. Lorsque tu seras en mesure de marcher sans traîner ta jambe estropiée, il te faudra des chaussures solides qui maintiennent fermement ta cheville.

Je me lave seule tous les jours depuis des semaines. Je frotte, je rince, je déloge de ma peau les relents d’alcool, de transpiration grelottante, les traces moites et ternes de la douleur.

La jeune fille Argalire se leva avec une lenteur mesurée, scrutant la pièce : chaque lit semblait être le théâtre d’un conseil familial intime. À l’heure des visites, les malades se réfugiaient dans une indifférence feinte, préférant se cloîtrer dans leur solitude pour mieux s’évader dans les réminiscences de leur existence passée ; les visiteurs, quant à eux, se resserraient en cercles protecteurs autour des lits, s’appliquant à remettre de l’ordre sur les tables encombrées, à redresser précautionneusement les oreillers et à déballer avec une discrétion calculée des douceurs réconfortantes ou des remèdes restaurateurs. Eux possédaient la connaissance des maux, tandis que l’institution hospitalière restait aveugle à ces réalités.

Sache, jeune enfant, que ton infirmité t’est congénitale. De toutes les amputations récentes que j’ai dû pratiquer, la majorité sont le résultat d’accidents provoqués par la vague destructrice de cette maudite dragonne. Désormais, je ne cherche plus à réparer, le temps me fait défaut : on tranche, sans autre forme de procès. Toi, tu as toujours connu la souffrance, et en dépit du début de cette escarre, tu conserves tes chairs intactes. Alors, un petit remerciement ne me ferait pas de mal.

Vous savez, vieux Mestre, si je sens mon plumard balancer et virer dans l’abîme, que j’aie les reins en arc-en-ciel, des fringales suivies de haut-le-cœur, la boule dans l’œsophage et les orteils gisant dans leur socle de plâtre comme des boudins morts, ça n’est pas grave. Si ma mère est morte, c’est uniquement par accident : Avanythia s’est battue et a explosé les ruines où nous étions parties prier. Et je préfère encore vivre dix fois avec ma patte folle et dix fois sa disparition que de continuer à vivre chez mon père.

Le Mestre à la moustache neigeuse se demanda alors avec quel miracle il avait réussi à gracier sa patte après l’avoir déjà plusieurs fois guillotinée. Il ne se souvenait même plus de ce qu’il avait introduit comme vis, plaque ou métal pour la remettre d’aplomb, elle qui vivait en permanence l’exploration de douleurs vertigineuses… mais qui préférait toujours cela que de retourner « chez elle ».

Il l’aida à s’installer sur un brancard branlant, déjà convoité par quelques quidams aux brûlures conséquentes, et lui certifia d’une voix sèche et d’une phrase brève qu’elle allait devoir rester en extension pour retendre son pied bot : son talon sera percé d’une sorte d’aiguille à tricoter aux extrémités reliées par un fer à cheval, dont partirait un filin passant sur une poulie et que tirerait un poids de sept kilos. Elle sera ainsi emboîtée, du haut de ses quatorze printemps, jusqu’à la fesse dans cet échafaudage de ferraille : son buste resterait en bas, les pieds du lit seraient surélevés, le carcan immobile.

Les infirmières la réconfortèrent : l’extension, c’est gênant, mais c’est rien comparé à une amputation ou à finir grande brûlée par la dragonne Avanythia !

Toute la semaine, elle reçut son attelle rendant impossible tout déplacement, les piqueuses de la maison la laissèrent faire pipi où elles voulaient, et elle mourut de faim plusieurs matins en les attendant. Enfin, le seizième jour de broche, elle absorba son éthanol brutal dès l’aube et attendit le bistouri, sommeillante. Elle connaissait bien les stratégies pour survivre à de telles épreuves, ayant déjà appris à se défendre lorsque son père abusait d’elle chaque soir : il lui fallait réduire sa conscience, la laisser s’éteindre doucement, pour ne maintenir qu’une infime lueur, une veilleuse à peine perceptible : ne pas penser, et abaisser ses paupières embuées jusqu’à les fermer complètement. Autour d’elle, le rituel matinal se déroulait sans interruption : le bruit des chariots, le flottement des draps, les odeurs de chairs brûlées : une senteur trouble, délavée par l’urine et les effluves médicamenteuses.

La veille, on lui avait enlevé sa broche, on lui avait peint le gigot en jaune et on l’avait emmaillotée dans un énorme pansement mousseux. Là, il était dix heures, et le Mestre rabattit sur elle les pans de la couverture, glissa sous sa jambe deux oreillers immaculés, et elle partit, saluant du bout des doigts à droite et à gauche, telle une reine sur son char.

Un soigneur vint briser sa béatitude : il entra en faisant un bruit et un volume terrifiants, crachant des torrents de mots et des nappes de fumée. Elle savait qu’il parlait feutré et grillait son habituelle monesque, mais sa pensée et ses sens n’usaient plus des mêmes dimensions.

– Alors, jeune fille, on ne veut pas dormir ?

Elle pensa « non, non », essaya de rallumer son regard, mais mourut, la main gauche dans le gant du médecin, le bras droit raidi sur la planchette, des fourmillements aux tempes, sans avoir assisté à l’entrée d’un dieu du Panthéon.

À son réveil, elle entendit des mots : résection, abrasion, astragalectomie, arthrodèse… Ça aurait pu être des noms de dragons. Plus jamais elle n’aura de pointes de pieds, adieu talons hauts des grandes fêtes avanyennes, elle va boiter et personne ne sera la béquille de cette Argalire estropiée, encore moins en pleine période de Danse des Flammes. L’avenir s’avance en trébuchant, inconcevable qu’elle puisse envisager un retour chez son père, qui ne manquerait pas de tirer parti de cette infirmité, désormais encore plus pesante, pour faire d’elle un exutoire dépourvu de toute retenue. Le Mestre scruta attentivement le membre mutilé en soulevant délicatement le drap, plia le genou, redressa les orteils livides et immobiles : vêtu d’une blouse mal ajustée, dévoilant un triangle de pilosité, avec ses hanches ceintes d’un tablier blanc flottant autour de ses jambes, il évoquait l’image d’un être grotesque, un troll travesti en boucher.

Je me suis efforcé de faire tout ce qui était en mon pouvoir. Je ne puis, hélas, te retenir un jour de plus. Ton bon de sortie a été dûment établi, et dans quelques jours, tu pourras chausser cette botte et fixer les éperons avec un bandage fraîchement appliqué.

Chapitre 3

Depuis que cette jambe se consacrait discrètement à sa convalescence, elle était devenue mille fois plus robuste qu’une créature draconique. Dans l’établissement où elle officiait — le seul endroit de la Cité à offrir du travail aux êtres disgraciés et mutilés — elle demandait parfois en paiement des lames de couteaux de la cuisine. Les démangeaisons qui l’assaillaient la poussaient à gratter l’escarre avec une lame émoussée, puis à faire couler le long de son tibia et de son mollet des rigoles de chypre ou de lavande.

Elle expédia le repas et se sauva sur ses béquilles lorsqu’elle eut terminé avec son client. Elle enleva son peignoir et se fit brunir, nue, les yeux fermés sous le ciel torride. Des filets de sueur se rejoignaient sur sa peau et coulaient dans l’herbe ; son plâtre se resserrait, il fondait presque. Elle béquillait jusqu’au lavoir, se trempait dans le bassin pour essuyer la semence, la jambe au sec sur le rebord : là, c’était sérieux, il fallait vivre écartelée dans tous les sens du terme : une goutte d’eau, et c’était l’infection assurée.

Bien que ce nouvel endroit où elle exerçait désormais en tant qu’invalide était un véritable foyer d’infections, elle se gardait bien de risquer quoi que ce soit. En ce lieu, on dissimulait ses travers, ses aspirations et ses craintes. Tout gravitait autour de la futilité, chacun feignant une joie illusoire, car les clients, ces infâmes personnages à qui l’on accordait le droit de satisfaire le moindre de leurs caprices, possédaient des bourses bien garnies et un nom façonné à leur convenance. Cependant, ici comme ailleurs, de Ghadius à Ushtur, elles n’étaient que de misérables courtisanes sans le sou qui se drapaient dans les tentures de l’entrée !

Il y a ne serait-ce qu’un an, lorsque Avanythia déversait ses torrents incandescents sur ses semblables pour défendre son antre dominant la capitale, les demoiselles pouvaient suspendre leurs activités, percevoir néanmoins leur rémunération, et se réfugier dans les tréfonds du bordel, endurant avec appréhension le courroux de la créature divine jusqu’à ce qu’il se dissipe. Désormais, le commerce ne souffrait d’aucune interruption : si le destin te condamnait à périr en prodiguant tes faveurs à un soldat tandis qu’un dragon aux écailles nocturnes fondait sur toi, c’était que tel était le sort qui t’était réservé.

Attention, les hommes, la claudiquante doit revenir au dictérion ! La pause est finie ! Qu’ils tamisent les lumières, qu’ils coulissent le trombone, qu’ils desserrent leurs corsages, qu’ils ôtent leurs pourpoints, qu’ils gardent une main sur leurs bourses et l’autre sur la bouteille.

Après cinq passages méticuleux et autant de purifications assidues, l’intermède tant attendu se présenta enfin pour la jeune demoiselle. Elle pouvait ainsi se servir du cliquetis cadencé de sa béquille pour se diriger vers la plage, contempler l’azur immaculé de la mer, foisonnante de poissons volants et ornée de coquillages irisés. Une mer apaisante et tiède, qui se mouvait avec une langueur nonchalante, tandis qu’elle-même, émerveillée, observait ces tumultes apaisés s’estomper à l’horizon, dévoilant la réalité désolée d’une grève déserte, les lagons mystérieux, les rochers immémoriaux ; elle en jouissait même sous un ciel où s’épanouissaient les nuages floconneux. C’était son rituel vespéral, rien qu’à elle.

Les Avanyens, en proie à une peur immense, n’osaient point s’aventurer à l’extérieur à la tombée de la nuit, les dragons étant d’essence nocturne, mais l’infortunée se souciait peu de cela : elle n’avait plus rien à perdre.

Alors, elle se déchaussa du pied gauche, laissant glisser son soulier sur le sable fin, et traîna son autre peton plâtré avec une certaine lenteur. Une douleur lancinante lui brisa les reins, mais elle n’éprouva aucune crainte des représailles si elle prolongeait son répit de deux heures au lieu d’une : sa souffrance était telle qu’elle ne pouvait envisager aucune autre appréhension. Ses cheveux d’ébène ondulaient sur ses épaules, et l’éclopée contempla le crépuscule, esquissant un sourire à peine perceptible sur ses lèvres.

La plage, en un frémissement solennel, se mit à trembler. Le rivage s’ébranla, la lisière dentelée du rempart de roche s’effaça dans les hauteurs célestes. Le mur de la falaise, qui formait la frontière entre la terre et l’étendue d’eau, émit un grondement caverneux, tandis que les premières pierres, en une cadence angoissante, commencèrent à bruire et à heurter le sable.

Comme par une mystérieuse providence, aucune des roches ne vint frapper la jeune fille. Cet éboulement, tel un cercle irrégulier formé par le destin, se dessina autour d’elle. Elle maintint sa tête entre ses doigts fins et nerveux, et, en boitant légèrement, se frotta les yeux, accablée par le désarroi. La créature reposait non loin, à moins de cent pas de la ravine. Elle inclina sa tête étroite sur son poitrail bombé, déployant en un arc gracieux un cou long et fin, tandis que ses pattes antérieures s’entrelacaient avec sa queue effilée. Une grâce ineffable émanait d’elle, et ses écailles, d’un bleu nuit constellé d’étoiles argentées, donnaient à ceux qui la contemplaient l’illusion d’observer un firmament étoilé. Elle déploya alors ses vastes ailes tachetées et demeura immobile, ses immenses yeux dorés fixés sur la jeune infirme, exigeant une vénération silencieuse. La gamine se racla la gorge, introduisit un doigt dans son œil brûlant de fièvre et trembla, paralysée par l’impuissance. Fuir avec sa démarche vacillante relevait, bien entendu, de l’utopie, se disait-elle en sanglotant.

Ce soir, elle achèverait son existence en étant absorbée par une dragonne, sur cette voie septentrionale côtière, et nul, pas même son proxénète, ne la pleurera. Elle frissonna, mais demeura envoûtée par la magnificence céleste de l’entité : ce bleu nocturne, ces éclats argentés qui scintillaient au crépuscule, sa sérénité saurienne, son éminence écailleuse. Même l’odeur de soufre et de brûlé, même le sang séché sur les griffes pâles, même les dents acérées et la déglutition de la créature divine n’avaient pas le pouvoir d’interrompre la transformation de sa peur en admiration profonde. Ses mains crispées commencèrent à se détendre, jusqu’à ce que la main droite prenne le contrôle de son bras, le tendant comme on étend une main à son époux. L’autre main dénuda sa robe champêtre échancrée jusqu’au cœur : elle était désormais nue, et si elle devait être calcinée, elle ne sentirait plus l’inconfort de ses vêtements trop serrés de fausse courtisane. Il lui restait cependant le plâtre ; plus qu’à espérer que la dragonne commence son festin par la jambe et qu’elle digère les clous et les vis.

Un souffle, semblable à une brise infernale, s’exhala des narines draconiques d’Avanythia, effleurant délicatement les mèches effilées des cheveux de la jeune fille, et provoqua une élévation soudaine de la température ambiante de dix degrés. Des bourrasques enflammées, chargées de grains de sable tourbillonnant, heurtèrent violemment son corps frêle, qu’elle parvint, par une force quasi divine, à maintenir érigé, tel un monolithe défiant l’ouragan. Elle sanglotait, petite tempête humaine au cœur de l’immense ouragan, ses larmes salées, aussi amères que l’océan, trahissant une détresse déchirante. Elle n’était plus une simple marionnette soumise aux pulsions instinctives de la vie, et pourtant, le temps semblait s’être figé autour d’elle. Accablée par les tourments émotionnels qui l’assaillaient, elle succomba à un flot de larmes brûlantes en s’approchant de la splendide dragonne. Des larmes tièdes, semblables à une douce pluie printanière, coulèrent sur sa poitrine d’ivoire, tandis qu’elle narrait, d’une voix étranglée et brisée, les méandres de sa pathétique existence : le père monstrueux qui la persécutait en glissant sa main indigne entre ses cuisses alors qu’elle cherchait le sommeil, l’humeur acariâtre d’une mère qu’elle aimait pourtant avec une ferveur indicible, les jalousies corrosives des filles de la ville, les travaux harassants qui la laissaient exsangue, sa chambrette infestée de blattes et de lentes nichée sous les combles, son pied bot, ses innombrables interventions chirurgicales. Sans doute aurait-elle pu poursuivre ce torrent de confidences des heures durant, si elle ne se trouvait pas désormais à quelques infimes centimètres de la gueule imposante d’Avanythia.

La transpiration que dégageait son corps lui faisait l’effet de caresses tièdes, et elle se plaisait à sentir, comme des baisers maternels, le doux clapotis de chaque goutte qui émanait de son front. Un dernier rayon du couchant vint, tel un doigt de flamme furtif, effleurer la tête de la dragonne et lui arracher, le temps d’un clin d’œil, mille étincelles écarlates aussitôt éteintes.

La paume et les doigts de la boiteuse s’appliquèrent délicatement sur la courbure du museau chélodien. Il était chaud, presque brûlant. Désormais baignée de clarté lunaire, la créature baissa son corps écailleux de tout son long : ses pupilles fendues invitèrent la jeune fille à se placer sur son dos. Lorsqu’elle l’enfourcha, elle y vit poindre quelque chose qu’elle n’avait encore jamais expérimenté : la liberté. Elle y mit autant d’impétuosité qu’avec aucun homme, aussi beaux soient-ils, et tant et si bien qu’à l’instant de l’envol, elle ne sentit plus rien d’autre qu’elle et le dragon.

Elles atteignirent la rive opposée de la mer. La gamine avait les fesses entamées jusqu’au sang, les cuisses à vif, les mains meurtries de s’être maintenue aux pics ornant la cambrure dorsale d’Avanythia, et la jambe si douloureuse qu’à peine pouvait-elle se tenir assise sur cette nouvelle plage encore inexplorée. La dragonne semblait attendre quelque chose, mais la raison de cet incongru voyage demeurait, pour le moment, inconnue. L’estropiée contempla les lumières lointaines d’Avany, ville qu’elle méprisait au plus haut point, et elle se prit à essayer d’évaluer la dimension de Mastaphor, le plus gros des dragons : quel était son aspect lorsqu’il cinglait de par les cieux, toutes ailes dorées déployées, vomissant le feu sur les autres membres de son espèce ? Les rhapsodes l’avaient baptisé le Dieu Doré, un dieu écailleux qui brûlait aussi bien paysans butés, faillis, voleurs et violeurs que familles innocentes. Puis, prise par la fatigue, l’adrénaline et la nudité, même le sable inconfortable ne l’empêcha pas de sombrer.

Chapitre 4

Des bruits sourds et violents la réveillèrent en sursaut, la dressant, vigilante, sur son séant. Sa noirceur d’ébène était collée à son front et sa peau semblait presque liquide ; elle avait sûrement dû passer la nuit fraîchement lovée sur les écailles d’Avanythia. Terrifiée, elle s’aperçut que son amie d’une nuit était désormais face à une autre créature similaire. Le dragon rival possédait une cuirasse d’écailles chatoyantes, émettant des nuances rosées, violacées et dorées, évoquant pour la boiteuse, alors qu’il venait d’effectuer un battement d’ailes, les prémices lumineuses de l’aube naissante. Elle s’absorbait dans la contemplation du duel de regards entre ces mastodontes sauriens, dont elle avait entendu les légendes depuis sa naissance, quand la queue de son immense protégée lança un coup foudroyant sur son adversaire. Du museau long, brillant et pastel s’échappa une coulée de sève rouge, accompagnée d’un gémissement. Sa tête triangulaire abaissée, il lécha de sa langue fourchue l’hémoglobine fumante de ses naseaux.

Tel un ruban, Avanythia pivota autour de son rival et, dans un mélange de fulgurance et de nonchalance saurienne, éventra le tarasque ailé de sa patte. Mais celui-ci, bien que fortement secoué, contre-attaqua en pivotant sur lui-même : il plongea sa gueule dentée sur l’aile de la dragonne dans un éclat foudroyant.

L’Argalire restait figée d’effroi devant ce déluge incandescent fait de magma en fusion et de râbles découverts d’écailles déchirées. L’affrontement faisait tourbillonner le sable dans un nuage de cailloux qui venait parfois s’éclater contre son corps frêle, recouvert de stigmates bleuâtres et de sang séché, mais elle réussit à étouffer ses cris, bien que le dragon mâle ne semblât nullement intéressé par la jeune infirme.

La dragonne, dans un élan d’une agilité sans égal, évita avec grâce la seconde offensive, rétorquant par l’émission d’un jet de vapeur brûlante qui se dirigea avec précision vers les pupilles fendues du mâle aux scintillements irisés. Elle fit résonner son rugissement, emplissant l’air d’une vibrante menace, tandis que l’effluve pestilentiel de chair carbonisée devenait insupportable pour l’éclopée, dont le visage se crispa sous l’assaut de la douleur. Puis, telle une flèche tirée avec une célérité fulgurante, elle s’élança dans les cieux, laissant derrière elle des nuées de fluides fumants s’échappant de ses blessures béantes.

Le rival écailleux souleva son cou raidit, mais Avanythia fut plus rapide. Elle plongea sa gueule ouverte et ses dents affilées comme des rasoirs sur la gueule béante du mâle, et un cri sinistre suivi d’un affreux craquement résonna sur la plage. La boiteuse, pâle comme un linge, se plia en deux pour vomir sur un rocher.

Le silence qui s’ensuivit ne fut rompu que par le bruit de la bile échappée des entrailles de la jeune fille, ainsi que par les râles sporadiques du dragon agonisant, dont l’existence touchait à sa fin. La créature bleue, encore vivante, déploya ses ailes resplendissantes et enjoignit derechef l’Argalire à la chevaucher avec hâte : le temps était compté, ses blessures étaient trop profondes, et l’idée de rendre son dernier souffle sur cette plage où la mer s’étendait désormais, verdâtre et épaisse telle une gelée, lui semblait insupportable. L’handicapée déglutit et, claudicante, peinant à chaque pas, la peau se craquelant sous l’impitoyable zénith et la chaleur étouffante émanant du cadavre encore fumant, se dirigea vers le dos d’Avanythia. Là, son regard se posa sur la blessure béante à l’aile de sa compagne, dont les membranes suppuraient, laissant échapper un flot abondant de sang, tel un torrent noirâtre de lave.

La fille trembla et pâlit en chevauchant la dragonne, qui se figea un instant à la verticale avant de s’élancer dans les airs.

Le périple fut bref, mais l’ardeur du sang de l’Humaine rivalisait avec celui qui s’écoulait des profondes lacérations ornant les membranes de l’aile d’Avanythia. Tandis que leurs corps dissemblables se raidissaient et s’arquaient, semblant désirer ne former qu’une seule entité, l’estropiée enserrait les écailles hérissées du dos de la dragonne, comme animée d’une frénésie d’unir sa chair à la sienne, ou peut-être même de les arracher dans un élan de désespoir. Courbée sous le poids de la fatigue et de la désolation, desséchée par le flot de larmes déjà versées, elle fut conduite par sa monture vers une grotte nichée dans les hauteurs de la capitale, son lieu de naissance. Là, la caverne regorgeait de crânes d’animaux divers, polis par le temps et enchâssés dans les fissures des parois. Le sol en était tapissé d’holothuries, de coquillages et de varech, tandis que dans les flaques d’eau stagnante, de petits crabes colorés s’agitaient en biais, remuant frénétiquement leurs pattes. La jeune fille mit pied à terre, ses doigts effleurant les parois ruisselantes, couvertes d’algues molles et de colonies de crustacés rugueux. Avanythia, de son côté, léchait avec difficulté sa plaie béante, sa crête imposante projetant une ombre bienfaisante sur sa protégée.

La jeune fille était consciente que leurs chances de survie étaient minces. Peut-être la dragonne, malgré sa faible espérance de victoire en cas de nouveau combat, survivrait-elle encore, bien que la Danse des Flammes ne se terminerait que lorsque tous seraient péris. Mais pour elle, il était trop tard. Son corps n’était plus qu’un amas de chair brûlée de toutes parts, le plâtre ayant fondu et adhéré à sa peau sous l’effet des flammes qu’elle avait accidentellement capturées lors de l’affrontement. Ses cheveux, désormais une masse informe et carbonisée, ne supportaient plus le moindre contact sans lui infliger une souffrance insupportable.

Je suis épuisée, pensa-t-elle, et terriblement affaiblie. Je suis vouée à périr, mais j’ai la profonde conviction que ce moment d’envol fut le plus heureux que j’aie jamais connu.

Elle rampa alors jusqu’au ventre d’Avanythia, une fièvre surnaturelle embrasant son front. Impuissante face à son destin, exténuée, désorientée, elle mobilisa les dernières forces qui lui restaient pour se blottir auprès de la créature, ne se servant que de ses coudes meurtris pour s’y lover une dernière fois.

Elle ouvrit ses doigts charbonnés et glissa :

– … Le monde nous appartient.

par Kax