Au sein des Territoires des Nombreux Paliers résidait un Orc aux prétentions… particulières, se targuant d’avoir une puissance incroyable et répondant au nom de Sunugg Ush. Ce personnage, à l’esprit enfiévré par ses propres affabulations et une accoutumance accrue aux psychédéliques, se persuadait d’avoir une grandeur fictive, amplifiant sans cesse l’étendue de ses histoires ubuesques. Ses dires transcendaient les vallées et il possédait selon lui une magie capable de dompter les forces primordiales des Terres Orques. Ses incantations n’étaient pas que de simples murmures jetés au vent, mais des commandements impérieux auxquels même les cieux, toujours selon sa ridicule personne, obéissaient avec une certaine révérence. Il racontait à qui voulait l’entendre que les nuages s’assemblaient sous son autorité, que les vents se courbaient à sa seule présence, et que la nature elle-même, foudroyée par ses imprécations, tremblait sous sa férule.
Il n’était pas rare que la voix de Sunugg Ush résonnait dans le fracas des éclairs, ces tracés déchirant les ténèbres d’une lueur vive. Chaque syllabe, chaque intonation de son timbre semblait inscrire sa marque sur l’éther et modeler la réalité à son caprice. Les Orcs peuplant les Territoires se trouvèrent alors graduellement enclin à révérer ce prétendu prophète avec une déférence imprégnée de naïveté, frôlant l’idiotie. Car qui, si ce n’est lui, du moins selon ses propres élucubrations délirantes, aurait pu se targuer de pouvoir contrôler un des Dragons Divins, ou encore de décrypter les énigmes météorologiques au cœur même de la Danse des Flammes ?
Cependant, un jour que le destin semblait avoir choisi pour briser l’équilibre déjà mis à mal au vu de la stupidité primitive des habitants, Sunugg Ush entreprit de conjurer une tempête d’une fureur inédite. La sécheresse dévastait depuis des lunes les Nombreux Paliers, épuisant les rivières, asséchant les champs, et asservissant orcs, gnolls, hyènes et autochtones humanoïdes sous le joug de la famine et de la soif. Désespéré par la souffrance de son clan, le Prophète déploya toute sa puissance dans un rituel étrange à base de psilocybes et de fèces gnolliennes dont lui seul avait le secret. Les cieux s’assombrirent, les vents hurlèrent, et la terre, semblant comprendre l’ampleur de l’événement qui se déroulait, trembla sous la puissance de l’incantation.
Mais alors qu’il atteignait l’apogée de son rituel qui consistait à agiter les bras comme s’il s’était métamorphosé en céphalopode, une illusion s’insinua dans son esprit, déformant sa perception de la réalité et déjà mise à mal par une énorme consommation de stupéfiants. Cette vision, pour lui, n’était pas née de la folie ou du délire mystique. Non, non, non, il en était certain : elle était l’œuvre des battements d’ailes du dragon Palierezma, l’unique gardien des mirages. Du moins, c’est ce qu’il cru. Il expliqua voir ainsi le dragon déployait son immense envergure au-dessus de sa tête d’Orc bien pleine, ses ailes scintillant de mille éclats, à qui voulait l’entendre.
Sunugg Ush expliquait alors qu’ébloui par la magnificence du dragon et envoûté par la beauté de l’illusion, il vit la tempête qu’il avait soulevée se métamorphoser, alors qu’il était seul sur le promontoire de Rez. Mais les nuages qui devaient verser la pluie salvatrice se dispersèrent en volutes incertaines, et les vents, autrefois disciplinés, se muèrent en souffles erratiques. Le ciel, aux antipodes de répondre à son appel, demeura muet, laissant le sol aride et craquelé sous le poids de son désespoir en pleine descente de psychodysleptiques.
Sunugg Ush était perdu dans le labyrinthe de ses aspirations, et contempla avec mélancolie ce qu’il venait de se passer. Le firmament, jadis réceptacle de ses espérances, s’était mué en un abîme béant, où l’écho de sa volonté s’évanouissait, happé par la déception. Ses adeptes, autrefois dévoués, s’éloignaient peu à peu de lui, consumés par une lassitude contre ses mensonges et par les affres d’une soif inextinguible, tandis que ceux qui ne succombaient point à ces tourments voyaient leurs forces physiques s’amenuiser. Que pouvait-on dire de cette terre autrefois bénie, où les moissons abondaient et où la vie prospérait en un luxuriant paradis, bien que peuplé de primitifs mononeuronaux ? Aujourd’hui, les Territoires des Nombreux Paliers n’étaient plus qu’une morne plaine de désolation, une mer aride et désolée, hérissée de profondes crevasses qui narraient l’effondrement des espoirs de survie des Orcs.
Pour lui, cette décadence était une hérésie, une vision intolérable qu’il ne pouvait endurer. S’il désirait retrouver la foi et la loyauté de ceux qui autrefois le suivaient sans faillir, il devait affronter l’inconcevable : défier Palierezma en personne, ce Dragon mythique aux mille mirages. Il n’aurait pour alliés ni les flammes d’un autre reptile légendaire, ni la sagesse des anciens ; c’est par sa propre volonté de fer et avec une armée de dévots et de bêtes féroces qu’il engagerait cette bataille… non sans s’aider d’un petit mélange de substances dont lui seul avait le secret. Parmi eux, les mammouths laineux, les barbares Orcs et humains, les prophètes et les quidams de toutes les tribus environnantes, unis sous une même bannière, prêts à sacrifier leur vie pour ramener la pluie.
Leur marche les mènerait inexorablement vers le début des entrailles mêmes de la terre, à l’entrée de la Grotte de Tamaire, une antre où se terrent des créatures de flammes. C’est là, dans ce lieu chargé de dangers, que l’ultime affrontement aurait lieu. Le Dragon millénaire, qui depuis des éons régnait en maître sur ces terres ravagées attendant de tuer l’un de ses semblables, serait enfin confronté à sa némésis.
La guerre s’annonçait comme l’apogée de toutes les batailles où se jouerait non seulement le destin du Territoire des Nombreux Paliers, mais aussi celui de Palierezma. Le Prophète se dressa au seuil de la Grotte de Tamaire, l’air chargé de l’odeur de soufre et de braises, tandis que ses guerriers montés sur des énormes pachydermes endémiques de la Région se déployaient, prêts au combat. Après tout, la jugeote n’était pas le fort des mammouths autant que des Orcs, et il y avait toujours une bonne raison pour la bataille, qu’elle soit déclenchée pour un os de poulet ou pour un ongle incarné. Le vent semblait se suspendre, comme pour retenir son souffle en attendant que les premiers éclats d’acier brisent le silence sépulcral.
Les créatures de flammes surgirent alors des profondeurs de la grotte, leurs corps ardents illuminant les ténèbres, et dans un grondement sourd, le sol se mit à trembler sous leurs pas. Mais aucune de ces terreurs ne put ébranler le Prophète. Il avança, sa stature de guimauve molle dessinant une minuscule ombre contre le crépuscule enflammé.
Alors le Dragon Divin apparut, émergeant du ciel. Ses écailles, aux reflets argentés, semblables à des miroirs, semblaient absorber toute lumière et toute vie. Ses yeux, deux abîmes d’un ambre incandescent, fixèrent Sunugg Ush, sondant alors ses intentions. La terreur se propagea parmi les rangs et certains Orcs reculèrent, paralysés par la peur, tandis que d’autres, avec une folie mêlée de bravoure, chargèrent la bête en poussant des cris de guerre qui résonnèrent jusqu’aux quatre coins des Territoires des Nombreux Paliers.
La bataille fut titanesque. Les mammouths foncèrent avec la force de montagnes en mouvement, brisant rochers et flammes sur leur passage. Les Orcs, avec leur fureur, frappèrent sans relâche, chaque coup résonnant comme le tonnerre. Mais Palierezma était une force divine et chaque battement de ses ailes déclenchait des tempêtes. Les créatures de flammes se mélèrent alors contre toute attente aux Orcs, qui luttèrent sans répit, et la grotte tout entière sembla alors sur le point de s’effondrer sous l’intensité du combat.
Au cœur du chaos, Sunugg Ush ne faiblissait pas. Il invoqua le ciel, repris de la drogue, appelant à lui la puissance des éléments, et avec un cri qui ébranla les cieux, il se jeta contre le Dragon, le glaive levé haut, prêt à frapper. Leur affrontement fut celui de deux forces opposées se heurtant dans une collision cataclysmique. Le Dragon, dans un rugissement de rage, cracha un torrent de flammes, mais le Prophète, protégé par les créatures de la Grotte, trancha l’air en un mouvement fluide, et sauta sur le crâne du tarasque ailé. Le Dragon poussa un hurlement strident, un son qui sembla transcender le temps et l’espace, un cri d’agonie qui ébranla les grottes troglodytes mêmes du Territoire. Dans un éclat, l’immense créature s’effondra, son corps titanesque secouant le sol dans ses dernières convulsions. Le feu qui animait son être se dissipa, ne laissant derrière lui qu’un silence absolu, lourd de sens, comme si le monde retenait son souffle.
Mais la victoire fut arrachée au prix d’un lourd tribut. Sunugg Ush, dans son ultime élan pour anéantir le Dragon, subit de profondes blessures, son être tout entier marqué par la fureur. La lumière qui jadis enveloppait sa figure mollassone et ses grands yeux ahuris s’amenuisait, vacillant tel un flambeau. Il s’effondra alors, épuisé, à côté de la dépouille de son écailleux adversaire. Ses disciples, accourant en toute hâte à ses côtés, furent témoins du lent déclin de l’éclat de vie dans ses prunelles, cet éclat qui, peu à peu, s’éteignait comme le crépuscule cédant à la nuit. Et pourtant, malgré la souffrance qui transparaissait sur son visage meurtri, on pouvait y lire la sérénité, la satisfaction d’avoir réalisé l’impossible, d’avoir délivré les siens de la famine et de la soif.
D’une voix faible, presque éteinte, il articula ses dernières paroles, des bénédictions pour ceux qui avaient marché dans ses pas, fidèles jusqu’au bout. Les mots, bien que chuchotés, résonnèrent dans les cœurs de ses disciples, les marquant à jamais. Mais tandis que son souffle s’évanouissait, laissant présager l’inévitable, un mirage s’opéra.
Les cieux, autrefois lourds et muets, s’ouvrirent soudainement, comme pour répondre à l’appel du Prophète. Dans une dernière manifestation de sa puissance, il se métamorphosa en une pluie infinie, un crachin salvateur. Chaque goutte était imprégnée de sa pureté, tombant mollement sur les terres desséchées, ravivant la vie là où régnait la mort. Ce miracle dissipa la sécheresse qui menaçait d’anéantir les récoltes et redonna progressivement espoir aux peuples Orcs.
Ainsi, le Prophète ne mourut pas, mais se fondit dans l’essence même de la nature, devenant la pluie éternelle qui nourrirait la terre pour les générations à venir. Son sacrifice et sa bienveillance continueraient d’abreuver le sol et les cœurs, pour que son souvenir perdure à jamais, gravé dans la mémoire des hommes comme celui qui, par son ultime métamorphose, sauva les terres et les âmes des affres de la mort.
Enfin, c’est ainsi que les ouvrages des Mestres, ayant recueilli les récits des disciples de Sunugg Ush, relatent cet événement. Cependant, la réalité diffère grandement : le dragon fut en vérité terrassé par Mastaphor, qui, après l’avoir vaincu, déchira sa dépouille avec une cruauté sans égale avant de la jeter à l’entrée de la Grotte de Tamaire. Là, le Prophète Orc, qui agitait mollement ses membres en récitant des incantations, eu le sort qui fut scellé lorsqu’il fut anéanti sous le poids écrasant du cadavre encore fumant du dragon. Écrasé tel un vulgaire insecte, il termina sa pitoyable existence en servant de pâture aux gnolls et aux hyènes affamées qui rôdaient aux alentours, festoyant de sa chair défaite. Son trépas, à savoir finir écrabouillé sous la masse colossale de Palierezma, est un peu à l’image de son peuple : incapable de percevoir la réalité, aveuglé par des croyances aussi vaines qu’absurdes, et finalement broyé par la fatalité, par l’écrasante vérité de la propre ineptie.
par Kax