Chroniques de la Forêt Sinistre [Date inconnue]

La Nuit de Thal’Gorath


Dans une vieille masure, nichée au cœur des terres marécageuses bordant la Forêt Sinistre, un petit groupe de chasseurs orcs est rassemblé autour d’un feu mourant après une harassante journée de traque. La brume nimbe peu à peu les environs de la cabane, se posant sur le sol comme un linceul se dépose sur un corps. Certaines volutes se faufilent au travers des interstices de bois vermoulu. Un orc massif, couvert de cicatrices, se tient debout, son regard perdu dans les flammes. Il prend une longue inspiration avant de commencer son récit.

“Je vais vous raconter une chasse que je n’oublierai jamais. C’était censé être une sortie simple, comme celles qu’on a tous faites cent fois auparavant. On partait traquer un troupeau d’aurochs dans la clairière près des vieux pins… Vous savez, là où la brume se lève toujours en fin d’après-midi. La journée avait été tranquille. A la réflexion, trop tranquille, même. Pas un bruit de bête, pas un craquement de branche, juste ce silence… comme si la forêt elle-même retenait son souffle. J’aurais dû savoir que quelque chose n’allait pas. Mais on a tous des moments de stupidité, pas vrai ?”

Il laisse échapper ce rire sec, amer, tout en regardant ses camarades autour de lui. La tension dans la pièce est désormais palpable, presque aussi lourde que la brume qui recouvre désormais le sol du sous-bois.

“Alors voilà, on avait repéré notre gibier. De beaux aurochs, robustes, le genre de prise qui aurait nourri nos familles pour des semaines. On s’était rapprochés doucement, prêts à lancer l’assaut. Et c’est là que je l’ai senti. Cette odeur… douceâtre, métallique, comme si quelqu’un venait de découper un cadavre à la hache. Le genre d’odeur qui te retourne l’estomac avant même que tu puisses comprendre ce qui se passe. Et ce n’était pas juste la mort qui flottait dans l’air. Non, mes frères, c’était bien pire.”

Le vieux chasseur marque une pause, le silence s’installe dans la pièce. Les flammes vacillent. Il prend une gorgée d’une vieille chope, ses yeux scrutant l’assemblée suspendue à ses lèvres.

“On a entendu un craquement sourd dans la brume, juste derrière nous. C’était… pas naturel. Pas comme un arbre qui tombe ou un rocher qui roule. Non, ça ressemblait à des os qui se brisaient. Lentement. Délibérément. Puis, les aurochs ont détalé comme des lapereaux apeurés. Une minute ils étaient là, la suivante ils avaient disparu, avalés par la brume. Et nous… nous étions seuls. Je te jure, on n’avait même pas encore eu le temps de lever nos armes qu’un hurlement a déchiré la nuit.”

Sa voix devint rauque, et il passe une main nerveuse sur son front ridé par les années de traque. Ses doigts tremblent légèrement alors qu’il reprend son souffle.

“C’était Borghul qui a crié. Quand je me suis retourné, il n’y avait plus que sa jambe. Le reste de son corps avait été arraché, déchiqueté comme une proie qu’on aurait lancée à des bêtes affamées. Et là, je l’ai vu. Thal’Gorath. Le Maître des Brumes, comme l’appellent les anciens. Mais ce n’était pas juste une histoire qu’on raconte aux jeunes pour leur faire peur. Non, cette saleté était bien réelle, et elle avait faim de chair orc. De notre chair.”

Le chasseur se penche en avant, son visage éclairé par les dernières flammes du feu, projetant une ombre sinistre sur les murs.

“Il se déplaçait dans la brume, presque invisible, sauf pour ses yeux rouges comme des braises de l’enfer. Un lézard colossal, couvert d’écailles noires comme la nuit, ses griffes plus longues que nos lances et ses mâchoires assez puissantes pour broyer un tronc d’arbre en un seul coup. Ses dents… par Sunugg Uush, ces dents… elles luisaient comme des lames dégoulinant du sang de sa dernière victime. Il ne se contentait pas de tuer, mes frères. Il jouait avec nous. On était devenus sa proie, et il nous chassait, lentement, méthodiquement, comme s’il savourait chaque instant.”

Il se redresse et mime un coup de griffe dans l’air, coupant net une branche imaginaire, ses yeux remplis d’une peur qu’il tente de masquer par un sourire forcé.

“On a essayé de s’enfuir, bien sûr. Qui ne l’aurait pas fait ? Mais à chaque fois qu’on croyait avoir pris de l’avance, il était là, juste à côté. Ses griffes fendaient l’air, ses crocs arrachaient des morceaux de chair et d’os. Thorgal a eu la gorge tranchée avant d’avoir pu lever sa hache. Krug a été traîné devant moi dans la brume par une patte monstrueuse, hurlant jusqu’à ce que son cri se termine dans un gargouillis immonde. La forêt était devenue un abattoir, et nous étions la viande. Et Thal’Gorath, ce fils de bâtard, il nous regardait avec ses yeux de braise, comme si tout cela n’était qu’un jeu pour lui.”

La tension dans la pièce atteint son paroxysme. Les auditeurs, silencieux, se figent alors que l’orc raconte la dernière scène de ce carnage.

“Quand il en a eu assez de jouer, il m’a laissé là. Peut-être qu’il n’avait plus faim. Peut-être qu’il attendait de me voir pourrir avant de revenir. Ou peut-être que Norkkaguush lui-même a décidé que je devais survivre pour raconter cette histoire. Je suis rentré à Rez seul, tremblant comme un enfant, le goût du sang et des larmes dans la bouche.”

Il jette un regard sur les murs de bois, par les interstices desquels la brume commence à s’insinuer doucement dans la pièce, presque comme si elle écoutait elle aussi.

“Alors entendez bien, mes frères. La Forêt Sinistre n’est pas qu’un simple terrain de chasse. Thal’Gorath, il est là, quelque part dans la brume. Et chaque fois que vous y allez, il sent votre présence. Peut-être que vous reviendrez, peut-être pas. Mais une chose est sûre… quand la brume descend, priez Sunugg uush qu’il soit d’humeur à jouer avec quelqu’un d’autre.”

Le silence s’installe dans la masure, lourd et oppressant. Personne n’ose bouger, ni même respirer trop fort. Le vieux vétéran finit par lever son gobelet pour tenter de détendre l’atmosphère, mais sa main tremble légèrement. Le conteur de cauchemar se rassoit lentement, sa hache reposée près de lui, prêt à l’empoigner à tout moment. Les flammes du foyer s’affaiblissent, projetant des ombres mouvantes sur les visages inquiets. Un orc assis près de la porte est pris d’un rire nerveux.

Le vétéran finit par prendre une longue gorgée de sa boisson, ses yeux fixant obstinément le feu, comme s’il espérait y trouver des réponses. Puis, dans un murmure presque imperceptible, il lâche :

“Bah, la prochaine fois, on l’appâte avec des Suthusiens. Ils ont probablement meilleur goût.”

L’assemblée éclate d’un rire franc, rassurée par ce trait d’esprit bienvenu… Pourtant, alors que les rires se calment, chacun jette des coups d’œil furtifs vers la porte. La brume, plus épaisse que jamais, enveloppe désormais les pieds des chasseurs…

Et à travers le silence, un craquement sourd, lent, et sinistre résonne au-delà des murs…

Par Sothis