Gong Bong [1550 C.M]

Sur le môle apparut un énergumène Téhun à la vision périphérique comme on n’en voit qu’à la Baie du Gong : la face aussi mal taillée qu’une barbe après trois mois en mer, le sourire de traviole, l’œil gauche un peu trop hardi vers le sable, et le droit fixant l’horizon azur, l’air molasse de quelqu’un qui a bu un coup de trop sans avoir de quoi payer le suivant. Pas un marin ne l’avait vu descendre d’un navire ou même d’une barque, et pourtant, il se tenait là, sifflotant comme une carpe qui aurait appris à marcher, extirpant une épaisse fumée bleuâtre d’un Bong fourré de monesque.

Des tonnelles du port s’échappait en cette matinée un large courant d’ivresse. On entendait des bruits de querelles, des tapées de poings flasques et humides sur les tréteaux branlants qui résonnaient comme des gifles données à coup de truites. Le ronflement des jurons se mêlait à des chansons paillardes psalmodiées dans des hoquets épais. “Ah, qu’il est bon de parcourir la houle ! Surtout quand ma grosse femme me gobeuh les c…!”

Les musiciens Gongiens s’étaient mis en bras de chemise. Une des trompettes, assommée par la chaleur, gonflait les joues de son barde sclérosé qui soufflait dans sa buse en fermant ses grosses billes globuleuses. Le cornet à piston continuait à marquer la mesure avec de petits hochements écourtés, un peu à la façon d’une mauvaise nuit avec un coup d’un soir dont on attendait beaucoup. Le soliste forçait son larynx trop brutalisé par la gnôle et la monesque : “Ah, qu’est ce que j’aime quand elle me donne mon dû ! Surtout quand j’en viens à lui bouffer le c…!”

Vêtu d’une vareuse bleue passée au vinaigre et d’un feutre si bosselé qu’il aurait pu servir de soupière à pisse, notre spécimen original semblait néanmoins abriter sous son bras un bien mystérieux artefact. De temps en temps, ce bidule-là bougeait à travers le tissu, et ceux qui étaient assez près pour y prêter attention hésitaient entre un Izu enragé et un très vieux slip de Téhun caché à travers l’habit du marin.

Oh, mais c’est que dans ce bateau, j’y vois aussi ma belle Berthe ! Putain, c’que j’aime la prendre en levre… !”

L’un des marins, un Téhun lui aussi, qui n’avait pas décroché les yeux des vagues depuis l’arrivée de sa dernière paie, osa s’approcher et demanda, un cigare planté dans le coin de sa lippe grassouillette : “Dis donc, troud’bal, c’est quoi, là, ton machin qui gigote, sous ton apparat ? Pis, tu m’files un peu de ton Bong, qui dit ?”

Le Téhun original lui répondit à la négative avec un souffle parfumé ail-saucisson-gnôle, l’arôme idéal pour éloigner les mauvaises concupiscences et tout dialogue constructif. Puis il haussa d’une mollesse de squalide échoué ses épaules grasses, l’air de dire « tu sauras en temps voulu », et se tourna vers la foule qui se rassemblait avec une ruade de poulain lâché, scandant à qui voulait l’entendre qu’il était le nouveau Roi de la Baie du Gong avec son trésor caché.

Quelle aventure, c’est au tour d’Isa de rentrer dans ma cahute ! Plus qu’à l’inviter me faire une jolie turlu…

Les familles Gongiennes venaient déambuler sur le port, comme tous les jours si elles n’étaient pas sur la place de Palméole, pour respirer l’air marin et faire flotter leurs bliauds difformes dans le vent salin, sans même se demander pourquoi. Se poser des questions n’était pas une chose naturelle dans cette région du monde. Ici, on se contente de vivre, sans réfléchir, à travers la saline et les chansons de cul. Une mangeaille copieuse de crabes frits à mesure étançonnait les estomacs près de chavirer, cuisinés par la grosse Delphine. Déchevelée, rogue, hognante, ses mâchoires toujours choquées dans des huées à l’adresse de ceux qui essayaient de rétablir le peu d’ordre de la plage, les prunelles félines et dardées sous un front cruel, elle couraillait le long de la môle, ameutant les femmes, préhendant les maris, et, quand les Dragons Pourpres caracolaient aux alentours, lui bavant ses outrages, elle répondait les poings dressés, son obèse torse en avant, toute secouée de vieille haine contre l’autorité des Contrées d’Izuvis. Une hérédité de plèbes opprimées, races sur races infiniment gueuses et misérables, en ce paquet de muscles flasques et de nerfs fouettés, bouillonnait et s’exaspérait. Elle incarnait la revanche des siens martyrisés en d’obscurs supplices, toujours plus loin, jusque dans les temps. Heureusement pour tout le monde sauf pour elle, une colère grondait chez la femelle déçue en son désir opiniâtre d’une postérité et leurrée dans l’espoir d’un gain légitimement assigné à son déclin. Rien n’avait prévalu contre la stérilité de son flanc, elle était restée bréhaigne, haletant en vain, en ses rages de gésine, se contentant d’uniquement deux choses dans la vie : vociférer, et vendre des crabes frits.

En plus de ce spectacle atypique et pourtant commun à la Baie du Gong, des femelles laides plongeaient leurs visages boursouflés et obscènes dans de vastes quartiers de tourtes à la salicorne. Des enfants, aussi moches que leurs daronnes, aiguisaient le peu de chicots dont ils étaient pourvus sur de la pâtisserie sèche, malaxée pour former des petits poissons. Et les hommes, si encore on pouvait leur affubler de ce sobriquet, tenant à deux mains des anguilles en saumure, en tiraillaient à la force des mâchoires la chair filamenteuse, terminant les lies de quelques fonds de bouteilles restées sur les tréteaux. Ailleurs, on se bourrait d’œufs de harengs, et les pains aux algues achevaient de prédisposer les gosiers à des beuveries incessantes, le tout sous les fanions Gongiens, où des Kelpies tripodes étaient dessinés.

Et je n’ai pas terminé, Gongiens, introduisons la grosse Amélie ! Elle est sotte, mais c’est une fervente adepte de la sodom…”

Leurs rires s’élevaient au-dessus du fracas des vagues et des bardes aux mélodies lubriques, sans qu’aucun n’ait l’air de se douter de l’énergumène étrange qui les observait de sa vision périphérique, souriant à tout-va, grisé à son rire de débile qui d’une oreille à l’autre lui fendait ses joues pileuses et squalides. Et lui, sûr de lui, ce Roi Gongien auto-proclamé, extirpait de son larynx comme un clapotis d’écume en fin de course, paumé dans la houle, tâtonnant son machin. On n’osait pas trop s’approcher, mais on sentait bien que le bonhomme cachait quelque chose de bien spécial sous sa vareuse maculée de glaviots. Et lui savait que, dès qu’il dévoilerait son mystère, personne n’aurait plus envie de quitter le môle et encore moins la Baie du Gong.

De sa main libre, palmée et calleuse, il caressait sous la laine rugueuse de sa veste mouchetée et glaireuse le machin louche qui gigotait comme un taureau enragé. La tête penchée avec l’air patibulaire d’un gars qui connaît tous les secrets des Contrées – mais qui les a oubliés sous l’effet de la gnôle de Palméole et d’un Bong de monesque – il glissait des sourires béats et dépourvus d’une dentition fixe en direction de son précieux. C’était un tableau mi-mongoloïde, mi-sordide : tantôt il lançait, par l’ouverture de sa veste, des jurons si tordus qu’on aurait dit des sorts pour faire fuir même les mouettes, empestant joyeusement l’ail et le saucisson, parfum tout-terrain du marin Téhun, tantôt il jubilait comme un gosse qui aurait dégoté le gros lot lors d’une foire. Le dos bombé, le ventre flasque débridé, le flottement des habits sales sur ses épaules disgrâcieuses, il écarta ses immenses globes oculaires bien opposés, comme gagné par un mauvais songe.

Puis, soudain, un gémissement aiguë monta de sa poitrine. Pas un cri franc de type bourlingueur en colère, non, ça ne venait pas de lui. Un truc tout aigre, presque vinaigré, une véritable flopée de pisse retenue après une nuit de bal. Un son étrange, à la fois ahuri et presque inquiétant, un peu comme si on avait passé son zob à la meuleuse, ponctué du cri du vent par une nuit d’équinoxe. Ce même hurlement que les gardiens du port entendent en fermant les yeux, le genre à faire serrer un peu plus fort leurs quilles contre eux. Un « hou… houhou… » long et traînant qui semblait venir des ombres d’Ashed, si celui-ci était doté d’une paire de miches ou s’était pris un gros coup de maillet dans les valseuses.

Les vieux pêcheurs, eux, l’avaient déjà entendu, ce bruit. Ils connaissaient bien cette plainte : celle des marins disparus dans l’abîme de la Toulimar, que les vagues ramènent pour hanter les braves hères mycosés encore debout. Plus personne ne regardait la mer, les triples mentons serrés, les cœurs enveloppés de gras un peu plus lourds. Des jets de clartés éclaboussaient les familles qui passaient dans le rayon des quinquets. L’inquiétude les prenait, tandis qu’ils tentaient de comprendre quel diable était venu s’installer sur leur môle, qui était ce gros trou du cul à la vision périphérique, et quel merdier il avait ramené de ses pérégrinations en mer.

Mais de toutes ces femmes, aucune ne surpassera la Toulimar ! Croyez-moi, je peux vous narrer des nuits même avec des calamars !”

Mais lui, le vieux loup de mer, le Téhun à la gueule de requin-marteau, riait toujours en silence, les yeux aussi sombres qu’un récif noir au crépuscule. C’était un rire sec comme une arête de poisson en plein Xantos, un rire qui semblait narguer tous ceux qui osaient encore le regarder.

De nouveau, il plongea son gros naseau cabossé dans l’ouverture de son veston, faisant mine d’appuyer de sa main palmée sur ce « truc » caché là-dedans. Une fois encore, cette étrange petite voix s’éleva, aiguë et éraillée, le genre de son qui vous hérisse les poils ou vous écaille la peau, comme un mauvais rêve en mer ou un écho lointain d’une vie à essayer de conjurer avec le tabouret de Manex. Des giclées de transpiration jetaient leur senteur forte dans la vague odeur de la plage suant la picole, et il téta encore un peu de son Bong de la main libre, les volutes de fumée lui donnant une couronne éphémère de vil salopard.

Autour de lui, la foule commençait à s’agglutiner, avec ce mélange d’inconscience et de curiosité cruelle qu’on trouve chez les badauds dépourvus d’intelligence. Les jeunes à l’esprit railleur lançaient : « Alors, qu’il montre son machin ! Si c’est pas sa teub ! Et si c’est vivant, qu’il le dégaine, au lieu de nous faire poireauter ! » Et puis, il y avait les vieux marins, les vrais, ceux en sabots, les yeux plissés, le derme rongé par la saline, qui hochaient la tête d’un air grave, habitués à attendre sans broncher. Ceux-là savaient bien que ce cri-là n’avait rien d’un jouet. C’était le genre de son qu’on n’oublie pas, le genre à vous donner des frissons et à faire se serrer les tripes les plus dures.

Puis, avec son air digne d’un roi en exil, il jeta son vieux chapeau de feutre à ses pieds. Ah, il avait fière allure, notre énergumène, avec sa peau brûlée par le sable, ses écailles poisseuses et ses grosses bélières d’or percées dans les fentes de ses tympans de mammifère marin ! Il lança un regard méprisant à la foule, un regard qui semblait dire qu’il avait vu des océans que les autres ne pourraient même pas imaginer. D’une voix grondante, imprégnée de sel et de varech, il fit alors une annonce qui fit frémir l’assistance, tout en pointant son chapeau cabossé suintant l’urée sur les dalles du môle, comme s’il ouvrait les portes de l’arène du Kyrmor.

Une pluie de pièces se mit à tomber, brillantes et chatoyantes, comme lors des processions où l’on encense les statues. C’était le petit peuple arriéré du port, les fameuses familles enlaidies et rongées par l’ennui, celles qui garderaient à vie l’âme simple, qui jetaient ses derniers sous à ce drôle d’étranger. Lui, l’air aussi gris que les brumes matinales, ramassa sa frêle récolte, la fit glisser dans sa poche et se tourna vers la plèbe, mais cette fois sans sourire. Ses lèvres tremblaient, et il n’avait plus rien du fanfaron qu’il était quelques instants plus tôt.

Un silence solennel s’installa. Les musiciens et le chanteur de fortune s’arrêtèrent. Puis, un à un, les boutons de la vareuse du Téhun sautèrent comme sous l’effet d’une pression intérieure. Et là, blottie contre sa poitrine tatouée, entre la chemise de flanelle et la mollesse de sa musculature inexistante, émergea une toute petite tête. Ce n’était pas une bête ni un enfant, mais une femme minuscule, aux yeux fiévreux et fatigués, avec de minces cheveux verts tombant comme des algues autour de son visage.

Elle avait un regard doux et maladif, une expression candide et triste, un peu comme celle d’un petit phoque observant le monde d’un air étonné et résigné. Sa peau était nacrée, délicate comme une conque opalescente, et elle portait une sorte de lambeau de soie dorée et bariolée, sans doute vestige d’un costume de la Toulimar.

La foule n’osait plus rire. Un étrange sentiment de révérence et d’effroi s’installait, comme si chacun se trouvait devant un vestige des premiers âges, une relique d’un autre monde. La petite créature possédait des yeux couleur d’aigue-marine dans lesquels on croyait voir flotter des voiles et glisser des barques sur la mer. Elle n’avait ni bras ni jambes, juste de frêles nageoires comme des ébauches de membres, deux petites pointes roses à la poitrine, et un semblant d’écharpe rouge rattachée par une fine chaînette qui se perdait dans la ceinture du marin.

Les pêcheurs, bouche bée, s’approchèrent encore, leurs regards oscillant entre peur et fascination. Ils ne disaient plus rien, penchés pour mieux voir sous la vareuse, comme s’ils se trouvaient devant une relique divine. Le silence se prolongeait, un silence de mer où l’on entend seulement le clapotis léger sous les coques.

Un très vieux Sivien tout croûté, un peu faible d’esprit, avait ôté son bonnet et priait ; personne n’aurait pu dire pourquoi priait ce type. Et à la fin, un autre des pêcheurs fit un pas et voulut toucher la petite chair pâle sous ses cheveux verts. Cependant celui là, non plus que les pauvres hommes qui l’entouraient, ne doutait ; il avança la main d’un geste dévotieux et timide et tout son corps tremblait. Le louche visage du gabier sur-le-champ verdit comme s’il eût été torturé par la Dysenterie Kérolienne ; très vite il referma sa vareuse, mâchant entre ses dents en clavier de piano d’obscures imprécations ; et sous la colère de ses doigts de nouveau montait le cri blessé. Ensuite, il ramassait son feutre, d’un coup de poing furieux le plantait en travers de sa nuque et déjà avec ses épaules, il refoulait le monde et rapidement gagnait l’escalier à l’extrémité du môle. Il n’y eut que les jeunes messieurs spirituels qui de loin l’injurièrent, et les musiciens Gongiens reprirent leur spectacle de plus belle.

La Toulimar est plus cochonne que vous, Shakrass, Elazhiennes, Halfelines ! Rentrez donc dans mes quartiers, pour tâter de ma pi…

Les petits vioques des barques, eux, avaient remis les mains ridées dans leurs poches, le cœur soudain froid, ayant senti qu’une étrange force d’amour liait le diabolique navigateur, une force comme celle qui pour des semaines les faisait partir sur leurs barques et ensuite les ramenait vers les sables, regardant devant eux infiniment.

Le matelot reparut le lendemain et il revint encore les autres jours, toujours son Bong d’une main et de l’autre sa captive créature. Personne, parmi les hommes du port, n’aurait pu indiquer quel navire l’avait débarqué ni de quelle contrée il arrivait. A l’heure de la belle société, il se campait sur les larges dalles bleues : on ne savait pas autre chose.

Maintenant, avec son rire cynique, il semblait défier la plèbe Gongienne. Ceux-ci jetaient leur sou dans le feutre à côté des pièces d’or, ébahis du spectacle. Et puis le camarade, après avoir excité par d’itératifs pincements le petit cri d’agonie, amorçant ainsi la curiosité publique ou peut-être manifestant là un autre sentiment qu’on ignorait, défaisait les boutons de sa vareuse et exhibait la boule de chair pâle aux yeux d’aigue-marine, aux pupilles fraîches et fendues, divines comme les premiers miroirs où s’était mirée la vie.

Aussitôt d’anxieux et rapides regards s’y mouvaient, couraient vers les eaux, vers la plainte et l’appel des grandes eaux par delà le môle. Le ruffian alors avec violence tirait sur la chaîne et il obligeait les pauvres yeux, maintenant pareils à des fleurs malades, à de mornes et débiles actinies, à se tourner du côté du sable.

Les calfats du port, les marins des grands navires, les pêcheurs de la côte à une grande distance à leur tour arrivèrent voir le prodige. Toujours le clandestin personnage serrait le peu de dents qu’il lui restait, éludant toute allusion à la provenance de cette précieuse fortune. Que leur importait, à eux ! Ils l’aimaient d’une foi profonde comme une idole, comme une petite sainte déité venue des eaux de la Toulimar venue jusqu’à leurs détresses sur la crête des flots. De vieux pilotes affirmaient avoir vu jouer dans les filets d’or et d’argent de la vague, parmi de la criblure d’étoiles, des petites femmes de mer qui avaient de pareils cheveux verts. Quelque part au large, là où n’allaient pas les barques, étaient des îles mystérieuses qu’habitaient ces filles des eaux.

Reprenons un coup de gnôle, Gongiens, et naviguons à travers les mers ! Et quand on reviendra, j’irai passer le bonjour à vos mères !”

Ah ! Comme ils se sentaient partagés, ces braves hommes, devant cette sirène ! Ils l’adoraient, ils la craignaient, ils la contemplaient avec un mélange de ferveur mystique et… un brin de fascination bien charnelle, il faut le dire. Certains faisaient des signes frénétiques comme si ça allait les sauver de cette « tentation marine ». D’autres, touchés au plus profond, repartaient en titubant, battant l’air de leurs bras, comme des ivrognes pris d’une apparition d’un Dieu du Panthéon.

Puis, les marins furent persuadés que ce gredin de contrebandier, qui exhibait cette pauvre créature comme on le ferait avec une relique d’un Dieu, lui faisait subir les pires sévices. Ils voyaient ça comme une sorte d’amour louche et toxique, et imaginaient qu’il lui tirait les cheveux en levrette tout en riant silencieusement, d’un air sadique et pervers. Et là, tout le port résonnait d’un cri déchirant, rappelant vaguement celui des poulies qui grincent la nuit ou du vent dans la houle… Le tout se disait en aparté, de cœurs simples, mais si passionnés !

Quand les premières tempêtes d’hiver se levèrent, ils sortirent en groupes, les paluches bien au chaud dans les poches, jusqu’au bout du grand port de Palméole, comme pour vérifier si les barques revenaient entières. L’homme, décidant soudain que la digue était trop exposée, s’abrita sous un porche de bois branlant, en serrant sa sirène qui continuait de gueuler comme une forcenée. À chaque cri, ces braves âmes refaisaient des signes mous. On aurait dit que ce hurlement maudit faisait sombrer les bateaux, et en plus de ça, voilà qu’elle semblait, elle aussi, en transe, les yeux luisants comme une boussole.

Et puis un jour, après une solide rasade de gnôle, il s’effondra, ivre mort, sur les dalles encore mouillées, le Bong de monesque à la main. Quand les autres marins entendirent des hurlements de possédé, ils accoururent et le virent se rouler par terre, se mordant les mains, les yeux révulsés. Ce fut un choc pour eux tous ! Ils se dirent que la petite femme de la mer avait enfin pris le large, les laissant seuls avec ce forban devenu fou, ce faux Roi autoproclamé, qui se mit à les insulter dans un charabia incompréhensible. Mais eux, ils n’avaient plus la force de le repousser, alors ils le regardèrent, tristes et résignés, comme on le ferait pour un vieux clébard qui a la colique.

Avec le temps, il passa ses journées entières assis sur le môle, à scruter l’horizon d’un regard fixe, perdu, rongé par le sel. Parfois, il se mettait à mugir tel un cachalot échoué, ou à pleurnicher tout bas, comme un bébé phoque passé à tabac. Les pêcheurs remarquèrent même qu’à chaque tempête, lui aussi hurlait d’un viril cristallin, comme si quelque chose en lui répondait à l’appel des flots.

Un soir d’hiver, alors que la mer grondait si fort que les houliers, dans la frégate, à une lieue de là, crurent qu’elle allait tout emporter, il disparut. En cette matinée fraîche de Mensis Anima, plus de trace. Les Gongiens supposèrent qu’il avait entendu un appel des profondeurs et qu’il était parti pour ce mystérieux ailleurs, là d’où la petite femme aux cheveux verts n’était jamais revenue. Et depuis, on raconte son histoire au coin de la plage, entre deux shooters de gnôle, des paillardises et d’un bon coup de Bong à la Baie du Gong.

par Kax