Terres d’Elazh et boules de poils [-674]

L’enfance

Le jour était d’une perfection éclatante. Le ciel d’un bleu outremer immaculé dominait la ville de Giiselus, et un tel moment ne pouvait être marqué par le moindre drame.

Parmi les maisons en torchis de cette bourgade des Terres d’Elazh, celle de Hamir et Shaer Al’Mear était la plus accueillante. La salle à manger était imprégnée de l’odeur lourde de poissons rôtis, de pain chaud et de tisanes aux épices. Et en plus de cela, l’éclat d’une nouvelle broderie familiale se discernait sur les murs brunâtres, une cinquième à achever.

Un rhapsode Elazhien entonna une ballade au son d’un luth en bois massif. Sa voix, pourtant forte, peinait à surpasser la clameur du feu. Soudain, les hurlements de Shaer résonnèrent à nouveau dans Giiselus.

« Je vois le bébé ! Poussez encore, Mère. Inspirez… Expirez… Inspirez… »

La matriarche, entourée de ses quatre fils et de son époux, était en plein travail. Elle s’apprêtait à donner naissance à son cinquième enfant malgré un rythme de vie effréné entre ses grossesses successives, le conflit Elazho-Sivien, et la vente des épices. Sa beauté, intacte malgré tout, était mise en valeur par une tiare ornée de pierreries qui soulignait sa chevelure dorée et opulente. Ses prunelles, d’un bleu saphir, brillaient avec intensité.

Drôle de couple quand on y pense. Hamir, présentait un contraste saisissant avec son épouse. Les dieux du Panthéon avaient comblé ses enfants de beauté, mais l’avaient traité lui avec une certaine parcimonie. Il avait un visage écrasé, une saillie monstrueuse au front, et un museau défiguré. Ses cheveux raides dégoulinaient de son crâne frêle, laissant entrevoir deux yeux dépareillés à travers une toison clairsemée.

Les murmures des Giiseliens l’avaient affublé du sobriquet de « Maître Hamir le Cocu« , en raison de son allure peu avenante. Pourtant, son épouse avait toujours réfuté ces rumeurs. Après tout, Hamir partageait avec ses enfants un pelage tabby, tout comme la petite dernière que Shaer venait de mettre au monde avec l’aide de Negh, le cadet.

« Une fille ! Nous avons eu une fille ! » s’exclama Hamir avec un hoquet de joie. « Seize fois bénis pour ce don du ciel ! Enfin une dot ! Comment allons-nous l’appeler ?« 

Shaer leva les yeux vers son mari. D’abord prête à l’invectiver pour sa vénalité, elle se redressa, la bouche encore sèche de l’effort. Elle ne pouvait haïr son époux. Il était trop riche et lui assurait un confort de vie trop important pour qu’elle éprouve de la haine. Vêtu d’un pourpoint vert sombre orné de lions en double rang, Hamir portait des bagues qui brillaient du même éclat que le bandeau d’or et de jade ceignant son front.

« Rashna, » dit-elle enfin. « Si tu le veux bien, mon amour, nous la baptiserons Rashna…« 

« Flamme, en Elazhien ? » répondit Hamir avec un sourire. « Eh bien, espérons que cela n’allumera pas les torches de la guerre ! Ah ah !« 

Malgré l’humour particulier de Hamir, la famille entière se mit à rire, portée par la joie de l’arrivée de Rashna.

 

L’adolescence

 

Dès son plus jeune âge, elle s’avéra être une enfant singulière, portant en elle les affres du flamboiement que son nom laissait présager. Sous l’œil attentif de Shaer, Rashna fut éduquée dans l’art des lettres, des langues et de la diplomatie, des compétences que sa mère jugeait indispensables pour une fille de son rang. Toutefois, ce n’était pas dans les manuscrits enluminés ni dans les discussions érudites que la jeune enfant trouvait son véritable plaisir, mais en sortant de chez elle, conflit ou pas conflit.

Ce goût pour la liberté, Rashna l’exprimait également à travers une passion pour l’équitation. Dès qu’elle fut en âge de monter à cheval, elle délaissa les jeux d’enfants pour s’échapper au galop sur les plaines dorées qui entouraient Giiselus. C’est là, sur ces étendues de paille, que Rashna découvrit l’ivresse de la vitesse et le sentiment exaltant de ne faire qu’un avec son destrier. Cette passion éveilla en elle un sentiment de déflagration, forgeant peu à peu son caractère rebelle et indépendant, bien éloigné des codes de conduite qu’on attendait des jeunes Elazhiennes de sa condition. Shaer et Hamir, bien que conscients du caractère flamboyant de leur fille, se demandaient parfois si cette flamme en elle ne brûlerait pas trop intensément, menaçant d’embraser tout ce qu’elle toucherait sur son passage.

Quelques lunes plus tard, par une aube sereine, où les premières lueurs du jour caressaient la terre de leurs doigts d’or, Rashna, chevauchant son destrier, s’aventura une fois de plus malgré les remontrances de sa famille. Les plaines ondoyantes, baignées par la lumière naissante, l’invitaient à l’évasion. Elle laissait derrière elle les préoccupations des siens et galopait avec l’élégance d’une sylphide dansante sur les courants de l’air. Sa monture, au pelage aussi sombre que la nuit, répondait avec une grâce à chaque impulsion de sa cavalière.

« Tout doux, ma fille, tout doux… Arrêtons-nous ici prendre le thé.« 

Alors qu’elle s’apprêtait à descendre de son cheval pour profiter d’une petite tisane aux épices, une ombre se glissa furtivement parmi les arbres voisins. Les Canines de Fer, une guilde Sivienne connue pour leur férocité, avaient suivi la jeune Rashna. Connu pour leur discipline martiale et leur haine envers le peuple Elazhien, ce clan avait depuis longtemps tourné son regard avide vers les richesses de la famille de Rashna. Leur chef, un colosse à la fourrure argentée et aux yeux hétérochromes, avait ourdi un plan : capturer la jeune femme et exiger une rançon colossale.

Soudain, un rugissement guttural déchira le silence paisible de l’aube. Rashna se retourna, mais il était déjà trop tard. Des figures massives, encapuchonnées de manteaux de cuir noir, surgirent de toutes parts, encerclant la jeune femme et sa monture. Avant même qu’elle ne puisse réagir, deux membres de la guilde bondirent sur elle, leur force lupoïde réduisant à néant toute tentative de résistance. Son destrier, effrayé, hennit furieusement et tenta de se cabrer, mais un autre membre des Canines de Fer le tua d’un coup sec.

Rashna se débattit, mais la force de ses ravisseurs était impitoyable. En quelques instants, ils l’avaient ligotée et muselée, la réduisant au silence. Le chef de la guilde, qui observait la scène avec un sourire carnassier, s’avança lentement vers elle. Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille, sa voix rauque trahissant une froide cruauté :

« Ton père nous paiera cher pour te revoir, petite princesse. »

Sans en ajouter, ils la traînèrent jusqu’à leur campement, dissimulé sur les Pics de la Louve, un lieu que même les voyageurs les plus aguerris évitaient. Là, Rashna fut enfermée dans une cage de bronze forgée par les soins des Canines de Fer, une prison étroite où l’air était lourd de l’odeur de la peur et de la sueur. Chaque cliquetis de la chaîne résonnait à travers les montagnes, marquant les battements de son cœur.

Pendant ce temps, un messager de la guilde fut envoyé, porteur d’une missive au père de Rashna, exigeant une somme faramineuse en échange de son unique fille. Les Canines de Fer savaient qu’il paierait, car la vie de sa seule héritière – et donc, d’une probable dot – était inestimable. Et pourtant, ils étaient prêts à tout, même à redéclencher la guerre qui s’était calmée, pour satisfaire leur avidité.

Les jours s’étiraient en lente agonie, et Rashna, enchaînée et prostrée, sentait les chaînes glacées de la montagne enserrer son corps et son esprit. Sa cage, une prison de bronze forgée à la haine des Siviens, la maintenait captive dans ce silence, où chaque bruit du mistral sur la pierre s’apparentait à une plainte égarée des âmes oubliées ici. Un levain de colère fermentait chez l’Elazhienne, pourtant si pacifique, élevée dans l’amour et la bienveillance, contre les iniquités d’un état social qui faisait éternellement pencher d’un même côté le plateau des douleurs et des humiliations. Elle en cracha même une boule de poils, mêlée à un mollard rougeoyant.

Autour d’elle, les Siviens, fauves taciturnes, guettaient la captive, leurs yeux luisant d’une lueur carnassière sous les flammèches rouges des torches, et elle leur échangeait parfois des regards dans une consternation morne, sans larmes, les yeux errants et vides, hébétée par sa captivité. Son visage s’était durci et froncé comme une colère contre cette fatalité d’une morte qui la guettait, couarde et ténébreuse, son châle noir lui couvrant le visage.

Puis un matin à l’aube, comme si le cœur de la montagne elle-même s’était éveillé d’un cauchemar, un grondement sourd s’éleva, étouffé, mais d’une intensité terrifiante. Rashna, tendant ses oreilles fines de félidé, perçut un souffle chargé d’une odeur âcre. Puis elle ne vit plus rien, seulement qu’elle avait été projetée à faible hauteur. Autour d’elle, une trombe labourait la grille, tout le côté, comme arraché au sol, tourbillonnait dans une roue de feu, parmi des débris, des corps lupoïdes et une pluie de houilles enflammées.

Il y avait l’odeur du feu, du métal, de la poudre – mais surtout celle des Elazhiens venus pour elle. Ils avaient choisi la voie la plus brutale, la plus sauvage : les siens, enragés et prêts à tout pour la délivrer, avaient décidé de réduire à néant la retraite imprenable des Siviens.

Une nouvelle explosion résonna comme le cri d’un dragon divin, et une onde de choc se propagea, ébranlant chaque paroi rocheuse, fendant les roches en éclats hurlants avec une trépidation prolongée à travers les Pics de la Louve. Des torrents de pierres et de poussière s’abattirent sur le camp Sivien, engloutissant la vallée sous un nuage aveuglant sous ses neiges. Les hommes-chiens, désorientés, hurlaient, luttant contre la déferlante de pierres et de fumée qui les enveloppait et sous la rafale blanche qui brouillait la perspective. Leur chef aboya des ordres, ses yeux jaunes luisant de terreur tandis que les Elazhiens s’engouffraient dans la brèche, furieux comme des fauves. D’autres civils canins se jetèrent à l’extérieur des tentes, fuyant, les femmes en chemise, les hommes sans braie, tout le monde criant, plongeant des yeux mal ouverts sous la dépression de l’air. Les pauvres avaient le souffle rauque aux canines, fuyaient au hasard, droit devant eux et sans conscience, talonnés par l’épouvante dans les bouffées de pestilence. 

Au cœur de ce chaos, Rashna vit sa chance. Elle bondit, griffes et crocs découverts, libérée enfin de sa cage par la violence de l’explosion. Elle vu le chef des Canines de Fer, l’écume aux lèvres, qui sacrait, la jambe écrasée par un éboulis en lui envoyant des bordées d’injures.

La poussière l’enveloppait, mais ses instincts félins la guidaient dans cette mêlée ardente. Ses muscles tendus à l’extrême, elle s’élança à travers la fumée, zigzaguant entre les ombres déformées des hommes-chiens encore assommés par la détonation. Elle sentait la force de sa lignée rugir en elle, chaque bond lui redonnant un peu de cette liberté qu’on lui avait arrachée. Puis, de dessous les décombres, des appels, des râles, d’horribles hoquets étaient montés, comme une rumeur de guerre qui brusquement avait arrêté les plus braves dans leur déroute. Mais Rashna ne se retourna pas. Elle vit même un ventre d’homme, à demi engagé sous des ferrailles et les briques et dans lequel un éclat de roche s’était planté droit, comme un couteau dans un pain. Et presque en même temps, elle détourna son regard d’un grouillement Sivien en contrebas, une marmelade de chairs d’où fusait une fumée. 

Les pieds de Rashna se prirent dans des entrailles, elle glissa et se releva illico avec de d’éclaboussure de cervelle aux mains. Se relevant péniblement de la mare d’eau rouge qui combugeait le sol, détournant son regard de la carne ennemie qui pendait par filaments, elle continua sa hâte, louvoyante à travers la démolition et les amoncelles du campement en ruines. 

Derrière elle, la bataille faisait rage. Les Elazhiens, armés de l’acier et de leur dévotion féline, se battaient avec une ardeur sauvage contre le reste des Siviens, prenant d’assaut les derniers retranchements, ivres de fureur. Hommes, femmes, enfants, tous les lupoïdes anthropomorphes prirent une pâleur exsangue de mou de veau échaudé avant de finir en charcuterie de téguments par la fureur des félins. 

Les cris de guerre, mêlés au grondement sourd de la montagne éventrée, s’élevaient en un concert d’effroi, marquant le retour d’une haine ancienne que rien ne saurait apaiser. Les Terres d’Elazh étaient de nouveau barbouillées d’éclaboussures rouges, de moelles et de viscères, comme la balayure d’un abattoir poussiéreux.

Et Rashna, silhouette fantomatique dans la clarté voilée de l’aube, courait, libre, échappant aux griffes de ses geôliers qui eurent d’horribles hoquets, des râles étranglés, des meuglements de bêtes assommées, abattus tour à tour par leurs ennemis félins. Elle savait que la terre elle-même se souvenait des vieilles querelles et qu’elle brûlerait, avec ou sans elle, tant que les Elazhiens et les Siviens verseraient leur sang pour alimenter cette vengeance infinie.

 

L’adulte

 

Dix ans avaient passé depuis l’explosion qui avait déchiré les entrailles de la montagne pour libérer Rashna. Mais les cicatrices de ce jour-là demeuraient, profondément incrustées dans la roche et dans les cœurs. Des rancunes grondaient toujours en elle contre l’inégalité des chances qui, toujours, met du même côté la mort. Les Pics de la Louve, autrefois redoutés pour leur silence glacial, résonnaient encore des échos de cette bataille farouche, et les murmures de vengeance des anciens continuaient de flotter entre les cimes, portés par les vents. 

Les Elazhiens, après leur victoire, avaient renforcé leur pouvoir. Le clan félin avait étendu son territoire, consolidant chaque frontière avec la rigueur des griffes dépourvues de litière dans les coussinets. Rashna, devenue une légende vivante, avait hérité du trône de son père. Sous son règne, les Elazhiens prospéraient, guidés par un sens de l’honneur exacerbé et un désir de préserver la paix durement gagnée. Pourtant, les souvenirs de cette guerre avaient laissé en elle une méfiance tenace et une impitoyable vigilance.

Quant aux Siviens, ils avaient replié leurs rangs vers Sivia, amers et affaiblis, mais le feu de la rancœur couvait encore. Ils n’avaient jamais pardonné aux Elazhiens d’avoir réduit leur forteresse en ruines. Les rumeurs de leurs complots se murmuraient dans les marchés comme des histoires de revenants. Des chefs Siviens survivants, marqués par la disgrâce, se rassemblaient en silence, jurant de rendre chaque coup avec une patience calculée, et nourrissant l’espoir d’un retour flamboyant qui laverait leur humiliation dans le sang et les flammes.

Dans la nuit noire comme les cheveux des Valryon, tandis que les étoiles trônaient au-dessus des Pics de la Louve, Rashna veillait, dans sa robe de lin, son châle à palmes ramené par devant pour dissimuler l’enflure de son flanc, bien que la gestation avançait. Elle ressentait, comme une brûlure sourde, l’imminence d’un nouvel affrontement. Dix ans n’avaient pas suffi à éteindre la rage des Siviens, et l’instinct qui claquait en elle en plus de sa grossesse, cet instinct primitif qui animait chaque Elazhien, la prévenait d’un danger latent. Ses conseillers lui apportèrent des nouvelles troublantes : villages isolés pillés, éclaireurs Elazhiens disparus aux abords des terres des Siviens, mouvements suspects dans les forêts lointaines…

Alors, Rashna rassembla son clan, autour de futailles de vin, de barils de genièvre et d’une troizaines de bières brunes. Dans une clameur à glacer les tripailles, les guerriers Elazhiens prêtèrent serment, leurs griffes exposées au clair de lune, et une lueur d’ardeur sauvage dans leurs pupilles félines. Elle leur rappela ce jour où ils avaient brisé les chaînes pour elle, ce jour où le clan s’était levé, non seulement pour sauver une héritière, mais pour anéantir toute insulte faite à leur peuple.

Et la nuit, au son des tambours, des ouds et des feulements d’appel, Rashna promit à ses guerriers qu’ils ne faibliraient pas. Les Elazhiens se prépareraient à répondre, et cette fois, ils ne laisseraient aucun survivant. Car, sous la couronne qui ceignait son front, Rashna sentait le poids des années et des inexplicables haines. Plus jamais elle ne permettrait que la peur s’insinue au cœur de son peuple.

par Kax