Le tieffelin traîne son allure féline à travers les ruelles qui puent la vermine et l’huile rance. Les bâtisses lézardées, tordues, semblent vouloir mordre les passants. Avec sa démarche d’anguille bien huilée, il serpente à travers ce dédale sinistre. Heureusement, il sait où il va.
Il a la dégaine qu’il faut pour se fondre dans ce coin mal famé sans trop attirer l’attention, tout en dégageant cette impression que même les plus débiles préfèrent l’éviter. Son manteau de cuir sombre, long jusqu’aux mollets, a vu des jours meilleurs mais tient encore bon, avec des poches couturées de fils plus récents, comme des cicatrices sur un vieux vétéran. Sous le manteau, il porte une chemise en lin brut, grise comme la cendre et roulée jusqu’aux coudes, dévoilant des avant-bras noueux, marqués de tatouages labyrinthiques qui attirent l’œil avant de faire tourner la tête.
À sa ceinture, un assortiment de petites bourses en cuir tanné, certaines bombées d’objets douteux, d’autres plates, comme si elles avaient fait leur boulot un peu trop souvent. Un poignard au manche orné de gravures, glissé en biais à sa hanche droite, et sur sa main gauche, une bague d’argent terne représentant une gueule de dragon qui semble fixer les passants avec une faim non dissimulée. Ses bottes, solides et épaisses, sont renforcées au bout, un détail qui fait rétracter les gonades de quiconque aurait l’idée stupide de le provoquer.
Un foulard sombre encadre son visage, un truc passe-partout pour masquer ses traits si besoin est. Ses yeux dorés, perçants comme des couteaux, surveillent chaque recoin des ruelles sans en perdre une miette.
Un peu plus loin, ça râle, ça crie. Y a des fenêtres murées à moitié, des portes si disjointes qu’un rat aurait de la place pour passer en trottinant. Les bâtiments semblent s’accrocher au ciel par miracle, leur façade éclatée et la charpente prête à craquer à chaque bourrasque. L’air moite et épais colle à la peau comme un linge sale, portant avec lui ce mélange de fragrances – moisissure, vin bon marché et crasse bien incrustée – qui semble constituer l’âme même de Port-Poisse.
Port-Poisse, c’est pas juste un bled, c’est un sale vice qu’on traîne comme une verrue. Le genre de trou où tu racles tes pompes par habitude, les semelles collées aux pavés comme si elles avaient décidé d’y faire carrière, et où tu fais plus gaffe aux lames furtives qu’aux flaques sous tes godasses.
On s’en serait douté, Thorex n’est pas ici pour faire du tourisme. Il doit retrouver son contact, un rat de la pègre capable de refourguer des infos comme on refile une bonne chtouille, et d’haleiner l’alcool à dix mètres. En avançant, le tieffelin entend des bruits qui lui chahutent l’oreille : Pas un cri d’agonie, mais ça s’en approche. Le genre de truc qui te glace sans t’émouvoir, en somme.
Il se glisse vers la scène sans en faire trop, pas qu’il soit un modèle de vertu (pas folle la guêpe), mais faut bien passer par là pour son rendez-vous, alors autant composer avec la faune locale. L’odeur de la venelle est encore plus exotique et lui prend le tarin comme un coup de poing : poisson tourné, suif rance, sueur d’un autre siècle. Une alchimie de parfums qui ferait tourner de l’œil à un charognard, à mi-chemin entre le trou du tanneur et le caleçon d’un marin en fin de croisière.
Dans une impasse aussi salubre qu’un fossé d’aisance, il distingue une scène digne des plus pures traditions Poissardes. Deux brutes, un téhun et un demi-orc, sont accroupis près d’un monticule d’immondices, l’air ravi d’avoir trouvé un trésor à leur goût. Le demi-orc, baraqué comme un arbre centenaire, brandit une chaise boiteuse, transformée en arme de guerre.
Mais ce qui frappe Thorex, c’est leur victime. Une mamie cabossée, à la chevelure clairsemée comme une vieille moquette, les dents envolées aux quatre vents, et l’air d’un paillasson de caserne qu’on vient de secouer. La pauvre est coincée, nez dans la fange, comme si elle avait été choisie pour compter les trous dans les pavés. L’orc cogne encore avec sa chaise, l’envoie valser dans la boue, tandis que le téhun retient sa tignasse d’une main poisseuse, ce qui la scalpe à moitié. La vieille carne se redresse, vacille, se reprend un coup de latte et se retrouve à terre.
Thorex observe sans sourciller, y a des jours où faut garder ses commentaires pour soi. Puis, soudain, la mamie vrille. Dans un élan de rage, elle balance son pied dans les genoux du demi-orc. Crac ! Le gaillard bascule, la chaise s’écrase contre une porte vermoulue qui vole en éclat. Silence. Le téhun ricane. La vieille aussi, les yeux luisants de malice.
— Tape plus fort, fiston, sinon t’auras pas droit au dessert ! braille-t-elle avec un éclat qu’on lui aurait pas soupçonné.
Thorex a déjà vu ça dans ses missions parmi les pirates et les marins dévoyés, des adeptes du Dieu-Piques, qui se nourrit, dit-on, de la douleur et du plaisir entrelacés. Dans un endroit comme Port-Poisse, où les lois se contentent de ne pas être appliquées, il faut bien que certains trouvent un moyen de canaliser leur colère, leur frustration, et leur désir. Et les pirates adorent ça.
Le demi-orc finit par repérer l’intrus, qui observe la scène en spectateur nonchalant.
— Qu’est-c’tu r’gardes, toi ? Ça t’dérange les vieilles qu’on malaxe ? lâche-t-il en grognant, prêt à en découdre.
Thorex hausse les épaules, l’air de dire « rien à secouer ». Et en effet, il en a rien à secouer. Il reprend son chemin sans perdre de temps. Pas de palabres inutiles, la routine.
Un pas après l’autre, il traverse une ruelle obscure où chaque pavé suinte la misère, les coins serrés comme une mâchoire de requin. Il jette un œil furtif à une fenêtre entrouverte d’où un voisin guetteur fait mine de rien, prêt à cancaner dès qu’on aura le dos tourné.
Au bout de la rue, il aperçoit enfin la taverne. Le Crâne Noir. Une enseigne pendue au vent comme la mâchoire d’un macchabée qu’on aurait oublié de descendre de l’arbre aux pendus. Ici, pas de chichis, pas de tapisserie : des types louches, un décor digne d’une cave à rats, où l’adjectif “typique” rime avec “déchet” et “bourbier”.
Le tieffelin pousse la porte, et le grincement semble réveiller tout l’échiquier de regards suspects. L’air est chargé de tabac froid, de vin pas cher et de poussière. Le patron, un sac d’os mal empaqueté, trône derrière le comptoir avec l’air d’un molosse qui veille sur son mou.
Thorex repère Rassler, affalé dans un coin sombre, comme un vieux chien galeux échoué dans la boue. Le sivien est un amas de poils et de vêtements sales, son pelage parsemé de taches d’un gris douteux, la gueule entrouverte, révélant des crocs jaunis qui n’ont pas vu de soin depuis des lustres. Ses oreilles, effilées et percées de clous rouillés, pendent mollement, comme écrasées par le poids d’années de misère. Il a cet air roublard et retors des types qui en ont vu trop, un regard vitreux sous des paupières tombantes – probablement trop de fumette d’une de ces drogues bon marché dont il s’abreuve pour oublier ses douleurs.
Thorex avance, une lueur vive dans le regard, un signal que même un vieux Sivien dans les brumes capte sans peine. Rassler pige aussitôt : ce n’est pas pour parler de la pluie et du beau temps qu’on vient le déranger.
— Eh bien, Rassler, ça pionce sur le tas de fumier ? murmure Thorex, avec un sourire glacial en coin.
Le vieux Sivien grogne, mais il a encore assez de flair pour sentir le danger sous le cuir du tieffelin. Ses oreilles frémissent, ses yeux roulent et s’arrêtent juste assez longtemps sur l’intrus pour piger que la plaisanterie ne durera pas. Ce type-là n’est pas du genre à déranger pour des futilités.
— J’te connais, Thorex, alors j’vais t’dire… si c’est pour un coup comme l’autre fois, j’suis pas en forme. T’as qu’à trouver un autre pigeon, ou attendre que je…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase que Thorex se penche un peu plus près, ses doigts gantés jouant distraitement avec la pointe d’une dague qu’il garde à la ceinture.
— T’as bien raison d’être méfiant, Rassler, sauf que cette fois, c’est pas une demande. J’ai besoin d’infos sur des… visiteurs. Nobles, tu vois. De ceux qu’on croyait enterrés mais qui, à ce qu’il paraît, traînent encore dans les bas-fonds.
Le Sivien se fige, son air roublard disparaît un instant pour laisser place à une ombre de panique. Il renifle et détourne les yeux, un sourire secoué aux lèvres comme pour alléger la tension.
— Pfff, des nobles en disgrâce ? Ces cossus, y se décomposent plus vite qu’un cadavre en plein soleil dès qu’on leur coupe les vivres. Si j’étais toi, j’irais pas perdre mon temps là-d’ssus…
Thorex hausse un sourcil, ses doigts cessant leur jeu sur la lame.
— C’est un conseil d’ami, ça ? insiste-t-il, la voix basse et légèrement menaçante, juste assez pour que même un Sivien au bout du rouleau capte que refuser de coopérer n’est pas vraiment une option.
— Parce que, figure-toi, j’ai pas la patience aujourd’hui, et encore moins les moyens de me laisser filer des pistes. Alors, soit t’as des détails pour moi, soit on va finir par parler… autrement.
Rassler déglutit, ses yeux tremblotant entre les deux oreilles qui frétillent d’un air nerveux. Il baisse le ton, scrutant les ombres autour d’eux.
— Okay, okay, t’emballe pas. Y’a des rumeurs qui courent sur des types… des Kyrmoriens, pour sûr. Ils traînaient autour du vieux quartier de la Forge, mais… écoute-moi, c’est pas des clampins ordinaires. Ceux-là, ils ont de quoi t’faire regretter d’avoir demandé. Tu piges ? De quoi faire des cauchemars, j’te dis.
Il se redresse un peu, secoue sa crasse comme pour chasser un mauvais pressentiment.
— Si j’étais toi, je tournerais les talons et j’oublierais l’affaire. Ces Kyrmoriens-là, c’est pas qu’une question de fric ou de pouvoir. C’est autre chose, du genre qu’il vaut mieux pas toucher, même pour un… agent des Pourpres.
Thorex plisse les yeux, une ombre d’un sourire en coin.
— Intéressant, Rassler. C’est bon de voir que tu t’inquiètes pour moi.
Il lui lance une petite bourse qui tombe dans les mains tremblantes du vieux Sivien, mais son sourire a déjà disparu lorsqu’il se retourne pour s’éloigner. Thorex est décidé : rêve ou cauchemar, il ira jusqu’au bout de la piste, quoi qu’il en coûte.
Thorex jette un coup d’œil circulaire à l’entrepôt dégoûtant où bivouaque l’unité. Un vrai trou à rats, planqué à deux pas des quais puants. Au milieu des caisses éventrées et des planches pourries, Bama et Rasomyr l’attendent à l’abri des regards indiscrets.
Bama, la moitié de montagne avec des bras comme des troncs d’arbre, est plantée là, en train de raffermir les sangles de son armure qui tire comme un corset mal ajusté. Une beauté ? Dans un rêve bien arrosé, peut-être. Sa face en puzzle de cicatrices et de bosses ferait fuir un troll, et son sourire est un peu comme celui d’un orage qui menace. La délicatesse incarnée, quoi.
À côté d’elle, une silhouette beaucoup plus mince et affûtée est appuyée nonchalamment contre une caisse brisée, comme s’il posait pour un portrait. Rasomyr, le demi-elfe, arbore une élégance cruelle, du genre à ensorceler quelqu’un juste pour le plaisir de voir le pauvre hère se tordre de douleur. Avec ses traits angéliques, ses cheveux d’ébène tirés en arrière et ses yeux d’un bleu presque phosphorescent, il est aussi beau que dangereux, mais d’une beauté malade, viciée. Un sourire mince, un peu tordu, flotte sur ses lèvres tandis qu’il inspecte les bandoulières de son manteau de mage, soigneusement décorées de runes funestes et autres babioles aussi charmantes qu’une morgue à minuit.
Thorex s’extrait des ombres une fois qu’il est sûr qu’il n’a pas été suivi. Rasomyr lève la tête, et leurs regards s’accrochent un instant, laissant passer un éclair de connivence, du genre qui parle de nuits passées et de secrets jamais totalement enfouis. Le sorcier incline légèrement la tête.
— T’as pris ton temps, mon joli, murmure Rasomyr, son sourire se figeant un instant en quelque chose de presque menaçant.
Thorex avance, en mode je-prends-la-place, son air goguenard fixé sur Rasomyr. — J’te manquais, ma mignonne ? J’apporte des nouvelles, enchaîne-t-il en se laissant tomber sur une caisse près de lui, ses doigts jouant distraitement avec le manche de son poignard.
Bama, les bras croisés, hausse un sourcil et lâche un grondement qui fait vibrer les caisses autour d’elle. — Alors, t’accouche ? grogne-t-elle, les pieds bien campés comme un mur de bastion vivant.
— Relax, les amis, répond Thorex en se frottant les mains. — J’ai croisé un contact qui sentait le moisi, mais qui m’a filé quelques miettes. Nos Thundaris, s’ils sont encore planqués en ville, ont eu chaud aux fesses. On sait pas combien y en a qui ont esquivé le couperet. C’est comme des cafards : tu t’y attends jamais, mais ça repointe le museau quand tu penses en être débarrassé.
Bama lâche un grognement, son poing tapant sa paume avec une satisfaction presque indécente. — Combien de nobles à croquer, alors ?
Le tieffelin hausse une épaule. — Combien ? Va savoir… Ceux-là, c’est des durs à cuire, et pas de la catégorie qui laisse des adresses derrière eux. D’après les rumeurs, il pourrait en rester trois dans les parages. Ou deux. Ou même juste un. Le reste, c’est des hypothèses de tripot. Alors pas d’imprudence : on frappe dur, on frappe vite, et on ramasse les morceaux après, réplique-t-il.
Rasomyr sourit, mince et pointu comme un couteau. — Des informations précises, donc, comme toujours, raille-t-il en croisant les bras, ses yeux bleus glacés dévorant les détails avec une satisfaction qui ne présage rien de bon.
— Eh, qu’est-ce que tu veux ? Y a pas de guide officiel pour chasser de l’aristo’ en fuite. Et puis, les Thundaris, c’est des magouilleurs de première, planqués derrière leur pognon et leurs lignées croisées. Pas pour rien qu’on sait même pas vraiment qui on cherche … ajoute Thorex en roulant des yeux.
Bama fronce les sourcils, déjà prête à en découdre. — J’vais leur faire ravaler leur « haute lignée”, tu vas voir. J’aime bien l’idée des retrouvailles familiales version carnage.
Rasomyr hoche la tête, avec ce sourire un peu trop patient, un sourire de type qui aime prendre son temps avec les cas problématiques. — Bon, voilà le plan. D’abord, on s’infiltre dans le quartier de la Forge et on trouve un point de chute. Bama, tu vas casser quelques museaux pour trouver des pistes … Et toi mon mignon, tu fais ce que tu fais de mieux, fouiner dans les trous qui puent. Une fois qu’on aura localisé nos cibles, on avise. On fait propre et vite, si possible.
Thorex glousse en se tournant vers Bama. — Eh, t’as entendu ? “Propre”, qu’il a dit. En plus d’être le visage de la diplomatie…
Bama ricane, les mains sur les hanches. — T’inquiète pas pour moi. Ces gars-là, on les attrape une fois, et c’est torché. Le nettoyage, ça, c’est mon domaine.
Après quelques jours, l’atmosphère dans le sous-sol du repaire fraîchement acquis est aussi moite et poisseuse que la tension qui pèse sur l’équipe. Le vieux bâtiment sent la moisissure, l’urine et ce vin de troisième zone qu’on te refourgue pour un sou de cuivre. Et ça commence à sentir un peu la chair en décomposition, aussi : le précédent locataire a eu l’idée brillante de déverser le contenu de son bide au sol après un empoisonnement express à l’acier. Un parfum qui te colle à la peau, mais bon, ils s’en foutent. Pas le genre de gens à se laisser déstabiliser par quelques effluves de décomposition. C’est comme ça qu’on aime l’ambiance : crasseuse, mais pratique.
Bama est posée sur une vieille caisse branlante, les bras croisés, les pieds ancrés dans le sol comme si elle attendait le prochain tremblement de terre. Elle fixe Rasomyr. Ce dernier, comme un putain de philosophe en chemise de soie, tourne lentement une tasse de thé froid, le regard perdu dans ses pensées. Pas un mot. Rien. Le silence se fait lourd, tellement qu’on pourrait y trancher la gorge avec un couteau. Mais ça, c’était avant que Thorex débarque, son sourire de je sais tout, vous êtes que des cons collé sur sa tronche. Il pue la rue, la boue et la sueur, mais visiblement, ça le gêne pas. Après tout ça fait ton sur ton.
Rasomyr brise enfin le silence, sa voix sucrée mais acide.
— Alors, les coups de pinceau ? Vous avez peint la ville en rouge ou quoi ?
Thorex, s’assied sur une chaise de bois craquée, réplique sans lever les yeux, les coins de ses lèvres tremblant d’un sourire cynique.
— J’ai trouvé un truc qui sent plutôt bon. Thundaris ou pas, c’était pas un type très discret. Il traînait dans un coin paumé près des entrepôts avec ses fringues de luxe, un foutu clochard en costume. Comme un nobliau qui aurait dû fuir en courant et lui aurait laissé son slip. Avant de caner, il m’a dit un tas de choses intéressantes, notamment qu’il avait eu à faire à un type dont la description correspond à celle du seigneur Moander Thundaris… Et c’est pas tout, j’ai aussi vidé la bourse du client.
Bama gronde de satisfaction, les mâchoires serrées.
— T’as fait une promenade, Thorex ? Ou tu t’es fait un petit déjeuner à l’odeur de cul ?
Thorex hausse les épaules, indifférent.
— Ce qu’il faut pour rester en vie, ma grande. Ce n’était pas du caviar, mais c’est plus que ce que vous avez trouvé, non ? Il jette un regard vers Rasomyr, puis sort de sa poche une petite bourse de cuir. À l’intérieur, un bijou en forme de saphir, assez grand pour qu’on le remarque, mais suffisamment simple pour qu’il passe pour un simple ornement de famille.
Ce bijou appartenait à un Thundaris. Le type que j’ai saigné l’avait obtenu en gage de paiement pour leur trouver un passeur discret au port. On a de la chance, c’était un escroc alors ils sont encore dans le coin. C’est un début. Peut-être que ça va faire briller un peu la magie de notre ami.
Bama le regarde, un sourire carnassier sur le visage.
— Tu veux dire que t’as pas juste buté un type pour lui piquer son collier ? T’as peut-être aussi volé son cadeau pour la fête des mères ?
Thorex ne répond pas. Il laisse tomber le bijou sur la table. Rasomyr, toujours aussi calme, se penche légèrement en avant et regarde l’objet avec un intérêt marqué.
« Intéressant, » dit-il, et ses yeux brillent d’un éclat malsain.
— Tu as bien fait de me le rapporter. Ça devrait me donner quelque chose à gratter. Un peu de poussière d’âme, si tu veux.
Bama, frustrée de ne pas avoir une action à sa hauteur, croise les bras.
— Et moi, on s’en fout de qu’est-ce que j’ai trouvé ?
Elle balance un sac bruyant sur la table, en faisant sauter plusieurs fioles et objets métalliques qui s’éparpillent sur la surface en bois. Rasomyr jette un coup d’œil aux objets, un sourire fin apparaissant sur ses lèvres. Des morceaux de métal tordus, un collier brisé, et une petite rune en bois tout usé.
— Qu’est-ce que tu fais, Bama ? Tu joues au bricoleur ?
— J’ai trouvé un receleur dégueulasse, quelque part dans les égouts sous la vieille forge. Pas les bonnes personnes, mais elles ont la bonne odeur. Thundaris, sans doute, ou des proches. La rune. Ça ressemble à leur héraldique, j’en mettrai ma main à couper.
Rasomyr lève une main, silencieux, alors qu’il se penche sur le sac de Bama. Son doigt effleure la rune usée.
— Hmm… il va falloir que je fasse quelques incantations pour déterrer ça. C’est une signature de famille, mais avec un peu de chance, ce genre de magie me donnera ce que je veux. Quoi qu’il en soit, vous avez fait un boulot décent. Pour des brutes.
Thorex se redresse soudainement, l’air pensif.
— Faut brouiller les pistes. Faut qu’on les trouve avant qu’ils sentent l’odeur du sang. T’as nettoyé derrière toi ma grande ?
Bama rit avec une fureur bestiale, faisant craquer ses doigts comme des branches sèches.
— T’en fais pas. Y a pas de meilleure façon de négocier avec un fourgue que de l’écraser jusqu’à ce qu’il arrête de respirer.
Thorex, presque moqueur, se lève, un sourire à peine perceptible sur le coin des lèvres.
— On aura tout le temps de jouer avec la viande, chérie. Mais d’abord, faut terminer le boulot. La magie du maître, c’est ça qui va nous conduire.
Rasomyr sourit, un rictus qui glisse lentement sur son visage.
— Allez, donnez-moi vos jouets. Je vais les utiliser pour voir dans leurs têtes. Et je suis sûr que les esprits des Thundaris ne nous seront pas si fermés… Si vous êtes sages.
— Au boulot, Rasomyr, grogne Bama, s’impatientant. J’veux des têtes, pas des visions.
Rasomyr fixe les babioles que Bama et Thorex lui tendent, un à un, les doigts effleurant les objets comme s’il avait à faire à de l’or pur. Avec un sourire étrange, presque joyeux, il commence à murmurer dans une langue qu’on entend une fois dans sa vie, et qu’on préférerait oublier immédiatement. Le bruit de sa voix se mêle à celui des ombres qui se tordent autour de lui, comme des serpents un peu trop enthousiastes à l’idée de se faire une petite bouffe.
C’est comme si la réalité elle-même se tapait un petit trip d’art content-pour-rien, déchirée en mille morceaux, la peau du monde qui craque sous la pression. Les yeux de Rasomyr, aussi blancs que le cul d’un cadavre qui n’a pas vu la lumière depuis des siècles, aspirent la lumière, et d’un coup, des formes spectrales s’élèvent derrière lui, bougeant dans des angles qui défient les lois de la biologie. La brume, nauséabonde comme un vieux soufflet de vin, se répand lentement. C’est pas vraiment l’air frais que tu as envie de respirer avant de dîner.
Bama, qui sent la petite goutte de sueur qui commence à dégouliner dans son dos, se plante là avec ses bras croisés. Elle fronce les sourcils, l’air un peu plus concentrée sur Rasomyr que sur l’atmosphère déjà chargée de malaise. Elle se force à ne rien laisser paraître, mais son regard trahit un agacement bien réel.
— T’as l’air de sortir tout droit d’un cauchemar, mec. T’as oublié d’emmener ta poupée vaudou ?
C’est bien la dernière chose qu’elle pensait voir un matin, mais bon, ce genre de situation lui passe sur le coin de la figure comme si c’était son quotidien.
Rasomyr, toujours plongé dans sa danse de doigts, lève enfin un œil vers elle. Ce regard… un truc glissant, sournois, comme si l’huile de serpent s’était installée dans sa pupille.
— Si tu savais combien de fois j’ai eu à m’assurer que ce cauchemar devienne réalité, t’aurais des sueurs froides… Maintenant, laisse-moi me concentrer, gras-double.
Il lâche ses mots comme un caillou dans l’eau. Plouf, ça éclabousse et tout le monde se la ferme.
Thorex, lui, commence à se triturer les mains dans son manteau, son regard fuyant un peu partout, mais toujours attentif à la scène, comme s’il attendait que l’horreur frappe en plein dans la gueule. Il s’éclaircit la gorge, un sourire nerveux jouant sur ses lèvres, histoire de faire genre que ça va.
L’atmosphère s’alourdit encore, comme si Rasomyr était en train de cuire de la sanquette dans un chaudron pour un banquet de vampires.
Le sorcier, sans même détacher ses yeux de l’air qu’il scrute avec l’extase d’un détraqué, laisse échapper un petit rire bas, ce genre de rire qui vient des tripes, comme un chat qui avale une souris, tout content de sa prise. Et là, c’est l’apocalypse : les spectres se tortillent encore plus, gémissent dans un chœur funèbre, l’air devient une pâte gluante d’angoisse.
Finalement, le sorcier se redresse. C’est là que la magie, qui n’a plus rien de magique mais de bien plus sinistre, devient encore plus dégueulasse. Ses yeux vides se plantent dans ceux de Bama et Thorex, comme s’il leur envoyait un message tout droit sorti du purgatoire.
— J’ai trouvé ce que je cherchais… Les petits rats, là. C’est marrant la vie hein ? Vous, vous me rapportez des bouts de ferraille et moi je peux lire leurs âmes. Mais chacun son truc, vous êtes bons dans votre genre.
Il éclate de rire, un rire de psychopathe qui déchire l’air comme une machette déchire un bras de bébé. Son sourire est de plus en plus flippant, genre un gamin qui t’explique que la flaque de sang à ses pieds, c’est juste pour rigoler.
Les ombres, après un dernier tour de danse macabre, se regroupent autour de lui, comme un voile de ténèbres prêt à engloutir tout ce qu’il reste de l’atmosphère. Et puis, soudainement, tout se dissipe, laissant un air lourd, saturé d’une sensation de suffocation, comme si chaque respiration était une tromperie.
Bama et Thorex, eux, ils sont là, le cœur qui bat dans leur gorge, mais ils font tout pour ne pas le montrer. Ils se sentent un peu plus légers. Le genre de légèreté que tu ressens après avoir mangé une boîte entière de laxatifs et que t’as l’impression que ta merde va prendre le contrôle de l’univers.
Rasomyr les scrute encore. Ses yeux, ces deux fosses sans fond, ne cachent rien de ce qui s’est passé.
— Il ne devrait pas être trop compliqué de les attraper. Ils sont deux… Quelques vieux paysans autour… Pas loin, à la lisière de la ville, après les faubourgs. La planque de rêve, non ?
Il hausse les épaules, avec l’air de dire que tout ça, c’est de la rigolade, du niveau d’un morveux qui lance des pierres dans l’étang pour tuer des grenouilles.
— Allez, ça devrait être une partie de plaisir.
Il a ce ton cynique, comme si tout ce qu’il venait de faire, la magie noire, les monstres, les âmes brisées, tout ça n’était qu’une mise en scène pour sa propre récréation. Mais Rasomyr, il s’en fiche, c’est juste une question de temps avant que tout ça devienne un jeu à son niveau. Un jeu de massacre.
L’ombre s’étire sous la lune, voilée comme une catin pudique. C’est pas Emrill ici, loin de là ; juste une bâtisse bancale avec ses volets brinquebalants et ses trous d’air partout où y devrait pas. On croirait qu’elle a été rafistolée à coups de bonnes intentions. Mais ce soir, les bonnes intentions, elles vont finir en miettes. Les trois silhouettes qui se glissent entre les haies et les arbres n’ont rien de spectral. Elles respirent, agissent, tuent.
Thorex passe devant, aussi silencieux qu’un pet de fantôme dans une chapelle. Il avance sans un souffle, une main sur sa dague, l’autre tendue comme pour frôler l’obscurité. Un rien nerveux depuis qu’il a vu ces lumières tremblotantes à travers les planches des volets, mais faut dire qu’il en a vu d’autres. Sauf que là, une petite voix dans le fond de son crâne lui balance des avertissements en catimini. Mais il continue, pas question de reculer maintenant. Rassler peut bien lui avoir soufflé des trucs dans le style pas touche, mon gars, c’est une affaire qui schlingue les emmerdes, mais lui, il va au bout de ses missions.
Il fait un signe aux autres, et Bama arrive, tout en muscle et en regard noir, prête à enfoncer la porte. Elle, son style, c’est pas la finesse. Elle fonce comme un boulet de canon dès que Thorex lui fait signe que tout est dégagé. Le bois grince sous sa main, elle envoie un coup sec, et crac ! la porte cède comme du beurre.
À l’intérieur, une odeur de paille mouillée et de soupe rance, et un vieux couple de paysans, tout juste réveillés, yeux écarquillés comme des grenouilles qui ont vu passer une ombre de brochet. Ils comprennent pas encore ce qui leur arrive. Rasomyr traîne derrière, un sourire en coin, les doigts déjà scintillants de magie, et l’envie de foutre le bordel lui colle au regard. Mais pour l’instant, il observe, savourant d’avance ce qui va suivre.
Bama s’approche des vieux, menace bien visible dans ses gestes, genre taureau furieux prêt à écraser des marguerites. Elle les fixe avec son regard de glace. — Pas de cri, mes braves. Sinon, ça va mal finir.
Les vieux, ils la dévisagent, pétrifiés. Thorex s’avance, calme, posant une main sur l’épaule du vieillard qui tremble comme un gamin. Le paysan bredouille un « qu’est-ce que vous nous voulez ? On a rien ici » d’une voix aussi cassée qu’une poterie antique. Il comprend pas pourquoi des types comme eux viendraient foutre leur nez dans un taudis pareil.
Rasomyr se glisse alors entre eux, murmure des mots qu’on dirait tirés du fond des âges, des syllabes qui glissent comme du poison liquide. D’un geste paresseux, il fait un signe dans l’air et un voile sombre s’abat sur les vieux. Ils se figent, les yeux devenus vitreux, pris dans le maléfice. On dirait des statues, paralysées, la terreur gravée dans leurs traits.
Bama se fend d’un rictus. Elle aurait préféré que Rasomyr joue pas les sadiques de service, mais elle enchaîne. — Allez, les bouseux, faut se réveiller un peu, là. On sait bien que vous cachez quelque chose. C’est où, votre trésor ?
Le vieillard ne peut même plus répondre. Son regard semble suppliant, mais son corps reste statique, verrouillé par le sort de Rasomyr. Ce dernier émet un ricanement sombre et presque musical. Lui, il prend un plaisir non dissimulé à voir ces pauvres bougres pétrifiés de trouille.
— T’inquiète pas, Bama, glisse-t-il d’une voix moqueuse, je vais leur tirer les vers du nez. Une petite incantation, et tout ce qu’ils savent va sortir comme un crachat de bile.
Rasomyr se tourne vers la paysanne, dont les yeux sont emplis d’une terreur muette. D’un geste, il pose une main glaciale sous son menton, la contraignant à le fixer, et d’un murmure sifflant, il lui insuffle la douleur, juste ce qu’il faut pour qu’elle sente le froid s’insinuer dans ses os, lentement.
— Alors, mamie, c’est où qu’ils sont, les Thundaris ? Parce qu’on n’est pas venus pour faire du tricot, nous.
Le silence pèse lourd, et Thorex, en retrait, observe la scène, un pli amer se formant au coin de sa bouche. Les murmures de Rassler lui reviennent, des mises en garde que sur le moment, il avait ignorées. Ces cossus en disgrâce… à quoi bon ? lui avait lâché son contact, comme s’il voulait le faire renoncer. Thorex comprenait mieux maintenant : ça sonnait comme une tentative d’éteindre la mèche avant qu’elle n’atteigne la poudrière et que ça pète à la gueule de braves types qui n’avaient rien demandé.
Mais il secoue la tête, chasse ces pensées et se tourne vers Bama. Elle, elle n’en a rien à carrer des dilemmes moraux. Elle flanque une bourrade à la vieille, et s’apprête à passer au suivant quand, soudain, le vieillard se met à murmurer quelque chose, les mots déformés par la magie qui entrave sa voix.
Rasomyr, les yeux brillants d’un éclat mauvais, se penche vers lui, un sourire carnassier sur les lèvres. — Ah, voilà qu’il se décide à causer, l’ancêtre … Vas-y, mon vieux, dis-nous tout. Et si tu nous mènes en bateau, tu feras qu’une bouchée de plus pour mes amis d’outre-tombe.
Les lèvres du paysan bougent, formant des mots qui se perdent, entrecoupés, mais suffisants pour leur indiquer une direction : la cave, sous la grange. Rasomyr hoche la tête, satisfait, et relâche le sort, laissant les deux paysans s’effondrer comme des pantins.
— Allez, Bama, ouvre-nous le chemin… et fais ça proprement, pour une fois.
Elle grogne, ravie de l’invitation, et s’avance vers la porte de la grange, un pied déjà prêt à pulvériser le verrou.
Le sous-sol, c’est l’endroit où les secrets pourrissent. Pas un souffle d’air, pas une âme qui traîne. Un coin de terre battue, des poutres qui grincent comme les os d’un vieillard, des caisses de provisions empilées en vrac, un coin d’étagère où traînent quelques outils rouillés. Devant eux, des murs de pierre et une vieille porte branlante, trempés de crasse. C’est une arrière-salle d’épicerie abandonnée, pas un repaire de bandits. Thorex enfonce ses bottes dans la poussière et avance, le regard sombre. Pas un bruit. Pas un putain de cri. Rien qui ferait douter un chien enragé. C’est que dalle, une cave de plus dans un coin perdu de ce monde de merde.
C’est trop calme. Bama, elle, se frotte les mains comme si la situation lui donnait des boutons. Elle regarde autour d’elle avec un air d’ahurie. Si y’a pas de combat, faut bien qu’elle se trouve une distraction. Rasomyr, lui, il laisse ses doigts glisser sur la poignée de sa dague, les yeux rivés sur la porte, l’air de s’être installé confortablement dans son rôle de salaud, comme d’habitude.
Mais Thorex, lui, il sent que quelque chose cloche. Rassler lui avait bien dit que c’était pas des gens normaux qu’ils allaient trouver. Mais il n’avait pas précisé quoi. Et là, il commence à comprendre. Il entend la voix de Rassler résonner dans sa tête, comme une vieille rengaine qui te fait lever les poils sur les bras. « Faut pas jouer avec ça », qu’il disait. « C’est pas juste une question d’argent. » Et le pire, c’est que Thorex se sent pris dans le piège, là, à attendre ce qu’il redoute. Parce qu’il sait, au fond, que ce qui se cache derrière cette porte, ça n’a rien de propre.
La porte s’ouvre avec un grincement qui donne plus froid dans le dos qu’un putain de serpent venimeux.
Deux mômes.
Le genre de gueules que t’aurais pas cru voir dans ce genre d’endroit, un peu comme des petites souris perdues dans la merde des adultes. Le garçon, il est tout rabougri, avec des yeux rouges comme des cerises. La gamine, elle, est plus impressionnante. Elle tient une dague, mais la main tremble. Pas de doute, c’est elle qui a la hargne, et il est sûr que la mioche l’aurait frappé à la gueule sans réfléchir si elle avait eu un peu plus de force dans ses bras.
Thorex se fige. Putain de merde. Des enfants. Là, devant lui. Mais c’est quoi ce bordel ? Où est Moander Thundaris ? Pourquoi c’est deux putains de gosses qu’il a devant les yeux ? Pas des tueurs. Pas des terroristes. Juste des enfants. La petite, elle le fixe, les yeux pleins de terreur, les lèvres tremblantes. « Qu’est-ce que vous nous voulez ? »
Thorex hésite, la gorge serrée. Il pourrait se défaire d’eux facilement, mais il attend, il essaie de comprendre, de gagner du temps. « Où est Moander Thundaris ? » Il garde la voix ferme, comme s’il pouvait cacher son dégoût derrière cette question simple. La gamine cligne des yeux, le regard fixé sur lui, et ses mains serrent la dague avec une telle intensité que la paume doit lui saigner.
“Papa… Papa est mort,” dit-elle d’une voix qu’on dirait venue du fond de l’enfer. « Il a été blessé, il saignait partout… les fermiers l’ont enterré derrière la maison. Ils ont promis de nous protéger. » Elle regarde derrière elle, comme si elle voulait voir la porte se fermer pour échapper à une chose qu’elle ne comprend pas. « Vous leur avez fait du mal, hein ? C’est ça, vous êtes là pour les tuer aussi ? »
Un silence tombe. Thorex aurait voulu ne pas entendre ça. Il aurait voulu que ce soit autre chose. Il aurait voulu un Moander Thundaris à abattre. Mais les paroles de la gamine s’enfoncent dans sa tête comme des aiguilles. Ils sont là, dans un sous-sol putride, et au lieu de trouver un ennemi, ils se retrouvent face à des enfants. Il les regarde, les mains tremblantes de colère et de confusion.
Rasomyr se rapproche. Il sait ce qui se cache ici. Il l’a vu avec son foutu sortilège. Mais il n’avait pas jugé bon de partager l’information. Pas pour se confronter à l’hésitation de ses camarades, non. Juste parce que dans sa cervelle malade, ça ne changeait absolument rien pour lui. Il rit, un rire bas, puis il lâche : “Ah ! Tu as trouvé nos petits rats ! Bien joué l’artiste !” Il se redresse, les yeux brillants de cette lueur morbide qu’on connaît bien chez les psychopathes.
Bama reste silencieuse, mais son regard dit tout. Elle est là, prête à mordre. Mais à quoi bon ? “Alors, on fait quoi, chef ?” Elle tourne la tête vers Rasomyr, mais dans ses yeux, y a cette lueur, cette tension, comme si elle savait qu’ils allaient encore franchir une putain de ligne qu’on ne peut plus effacer.
Un silence lourd tombe sur la pièce. Comme un drap qui recouvre quelque chose qu’on ne veut pas voir. Thorex, il a bien l’impression que le sol s’est ouvert sous ses pieds. Mais il ne bouge pas. Pas encore. Pas tout de suite. Il se redresse, ses pensées se mélangent comme de l’encre noire dans un verre d’eau. La gamine se serre contre son frère, un frisson lui traverse le dos.
Elle n’a pas encore compris. Elle n’a pas encore compris qu’ils n’étaient plus dans un monde d’enfants, mais dans un monde de tueurs. Pas d’autre solution. Pas d’autre option.
Là, Thorex, il a l’impression que le monde entier est en train de le broyer comme un grain de poivre entre deux plaques de fer rouillé. C’est pas censé se passer comme ça. Quocumque Pretio… “Quel qu’en soit le prix,” une foutue devise de héros que celle des Dragons Pourpres, oui, mais là, ça lui colle aux tripes comme une promesse amère. Dans sa tête, il entend encore les paroles de son père, un brave type qui avait peut-être pas le front de ces gros durs, mais qui avait le cœur bien plus grand qu’une foutue mission. Le prix ? Ça veut dire quoi, le prix ? C’est pour sauver des innocents, des femmes, des gosses, pas pour les plomber, bordel !
Il tourne la bague, la frotte avec le pouce comme si c’était une lampe magique capable de sortir de là deux enfants saints et saufs. Mais cette chevalière n’a rien de magique. C’est juste un bout de métal qui lui rappelle tout ce qu’il a perdu en cours de route. L’honneur. La dignité. L’idée de protéger les faibles. Des valeurs qui sont devenues des reliques, des machins oubliés au fond de son sac de souvenirs.
Il y’a un goût de cendre dans sa bouche. C’est ça, ta foutue mission ? C’est ça le prix qu’on est censé payer ? La terreur dans les yeux de gamins ? Il serre les dents, sent ses poings se contracter malgré lui. Tout dans ce putain de sous-sol, de cette cave puante, tout lui donne envie de cracher et de tourner les talons. Mais il sait, Thorex, que c’est pas possible de fuir. Pas maintenant. Pas avec ces deux-là qui attendent de savoir ce qu’il va décider.
Bama, elle, est là, elle aussi, avec cette lueur dans le regard. Elle attend un signal, n’importe quoi, pour en finir. Mais elle se tient prête, comme un chien à l’attache qui guette le moindre geste pour bondir. Il y a l’ombre d’un doute sur son visage, comme si elle comprenait qu’ils sont en train de descendre une pente qu’ils pourront jamais remonter. Elle le sent aussi, putain, elle le sait…
Le tieffelin inspire un coup, comme pour chasser ce poids dans sa poitrine. Puis il baisse les yeux vers la gamine, qui tremble toujours avec son petit frère derrière elle. Elle est jeune, tellement jeune, et pourtant, elle lui rappelle quelqu’un. Peut-être une gosse qu’il aurait dû sauver, ou même… Nan, arrête. Pas de mélodrame ici. Juste une foutue décision à prendre.
Rasomyr, lui, il commence à sortir ses colifichets et talismans en chantonnant comme s’il préparait une partie de pêche à la mouche entre potes. Putain, il en a des tonnes de ces merdes-là, des sortilèges à faire geler l’âme, à tordre les entrailles, à faire hurler comme un animal enragé. Il sait exactement ce qu’il va faire ce fumier… lui, il a pas besoin de raisons. Pour lui, c’est simple : une mission, c’est une opportunité de cracher son venin, de trancher, de saigner. Il voit pas des enfants, non, il voit des objets qu’il pourra plier, fracturer, comme on démolit des jouets. La salle, elle va résonner de ce putain de concert de souffrance, et lui, il va en jouir.
Non, pas comme ça, songe le tieffelin.
Il ferme les yeux. L’amertume sur ses lèvres. Il sait ce qu’il doit faire, mais ça lui brûle les tripes comme un poison lent. Il prend une grande inspiration, se redresse, et pivote vers l’entrée de ce placard des horreurs. Lentement. Comme si chaque mouvement pouvait briser quelque chose en lui. Puis il ferme la porte, doucement, comme si chaque cliquetis était une promesse de fin. Une fin qu’il ne peut pas éviter.
Pas cette fois.
Par Sothis