Du tabac plein la gueule, André sortit prendre un bon coup d’air vicié dans les bas quartiers de la Cité de Kyrmor. Marre de se défoncer, marre de la gueule de son miroir qui ne reflétait plus grand chose, plus les jours passaient et plus il se trouvait pâlot. Il aurait bien aimé un peu de passion, chose rare en ces temps de crise générale. L’ardeur incandescente qui l’animait constituait pour lui un mécanisme propulseur, surpassant de loin toute substance exogène susceptible d’octroyer une transcendance dans sa vie de merde, l’incitant à s’investir dans n’importe quoi… Tant que quelque estomac famélique aspirait secrètement à sa sollicitude, les paupières à demi-closes. Toutefois, nul éclat ne brillait à l’horizon de sa minable existence, et personne ne réclamait l’éclat de sa présence. « Paraît que la chance, c’est toi qui la fais, en tous cas c’est ce que disent ceux qui en ont », mastiquait-il entre ses oreilles quand même vachement décollées, au point qu’il sentait le vent s’y prendre et ralentir un peu plus sa marche mollement indécise.
Ce soir-là, les Kyrmoriens faisaient la gueule, ou peut-être bien que lui faisait la gueule d’abord et qu’en le voyant, ça inspirait les autres qui s’y mettaient aussi, va savoir. Il allait probablement déambuler sans but, prendre une mousse à la Caresse de Manex et marcher jusqu’à ce qu’il perde la sensation de ses jambes, devenues vaisseau de chairs, d’os et de sapes, pour qu’ensuite la fatigue le ramène jusqu’à sa piaule et l’effondre sur son plumard qu’avait pas vu de gonzesses depuis deux ou trois saisons.
Bah zob, la Caresse était fermée, tout fout le camp bordel, quel repère te reste-il quand tu n’entrevoit même pas la lumière jaunasse de ton dictérion qui brille tandis que tout est éteint ? Ca lui foutait un coup, lui qui se traînait déjà le bide par terre pis la queue entre les jambes, et je vous jure que ça n’est pas une position commode pour avancer, surtout quand il y a du gravier par terre. Bon, heureusement ici, les dalles étaient lisses, et ça faisait une sensation pas désagréable sous le bois de ses chaussures à vingt balles, qui tenaient remarquablement bien le coup pour des pompes valant quatre côtes de cheval.
Arrivé à la Rue d’Or, nom plutôt rigolo pour un quartier pérave où les habitants de toutes les couleurs finissent par devenir gris, il posa son cul sur les marches de la Ville Basse, sous le regard haineux d’une grappe de Dragons Pourpres, le nom donné aux gardes de la Capitale, tellement furieux que des volutes de vapeur s’en dégageaient. Ca flottait légèrement et sous ses fesses, André sentait la fraîcheur de la nuit pénétrer le tissu de son pantalon sans âge, mais c’était déjà une sensation, toujours ça de pris.
Dans le coin gauche de la Caresse de Manex qui lui faisait face, il entrevoyait la lune, “Iha” comme lui avait appris son copain Elazhien de Nyakozus du même nom (qui pestait parce qu’il aurait préféré s’appeler “Tess”, la lune aussi mais en Elazhien de Giiselus, parce qu’il était Giiselien et pas Nyakozien et ça faisait toute une différence) puis se rappela que quand il était petit et encore romantique, il lui parlait et lui racontait des trucs. Il avait lu ça dans un chouette livre et ça lui avait plu, ça faisait une jolie scène.
“Envoie moi une déesse, steuplait, juste une, pour moi, une petite, j’demande pas grand chose.” siffla l’Halfelin, les yeux rivés vers le ciel noir comme les freux.
Les Dragons Pourpres le mataient en se caressant langoureusement le cimeterre, prêts à faire la fête comme des premiers communiants qu’auraient chouré le jaja de l’aumonier. Mais André ne leur fit même pas le plaisir de casser un truc, ou de mal les regarder parce que y’avait pas de raison qu’il soit le seul frustré, et se barra prestement.
Peut-être qu’en partant avec un air aussi décidé, un Dieu du Panthéon le prendrait pour quelqu’un d’important et lui balancerait un bidule intéressant, il pourrait par exemple faire en sorte qu’il se fasse faucher par le carrosse d’une riche héritière célibataire qui tomberait morgane de son air de chien battu et le couvrirait de cadeaux, puis qui l’attendrait tous les soirs dans son lit à baldaquin en ivoire de mammouths de Rez… mais bon ça serait sûrement lassant au bout d’un moment, la facilité à André, c’était pas son truc.
Il avança un peu la lippe pour avoir l’air dur et continua à déambuler dans des méandres de rues toutes collantes, faisant de son mieux pour se paumer dans la Capitale du Farimor qu’il connaissait par cœur.
Toutes les Kyrmoriennes, Humaines, Sandragonnes ou Gnomes qu’il croisait évitaient son regard, lui qui leur soupesait la pupille de toute la force de ses gros yeux tendres, avec le rictus discret qui va bien, mais ça marchait même pas. Les jolies, les moches, les grosses et les maigres, jeunes ou vieilles, toutes catégories, s’étaient liguées en une coalition du genre. La pluie par contre reluisait un max, et lui foutait sa coupe au bol en travers de la tronche, ruisselait le long de son pif rougi par le froid et commençait à traverser sa pelure fauchée à une sauterie de riches où il avait réussi à s’incruster. Tout ça commençait à le foutre sérieusement en pétard, et l’envie de téter un truc le prit, il fouilla donc sa poche intérieure et en tira une blague à tabac décorée d’un Téhun qui fumait un long calumet, ce qui le faisait toujours rigoler parce que le nom du tabac, c’était Gongian Spirit. Enfin, rigoler d’un rire jaune, comme le paquet.
Un filtre calé au coin des lèvres, il mit enfin la main sur son paquet de feuilles tout humide, et lorsqu’il essaya d’en tirer une, toute la ribambelle de papelard vint avec, collées les unes aux autres. Ca finit de le foutre en rogne, et levant des yeux graves, il constata qu’il avait atterri devant la Tour d’Erekoz le Sinistre. Il n’avait jamais vu ce bougre, mais il savait vaguement que ce magicien avait appris la nécromancie avec Pyke la Verge de Fer, ce qui l’avait dissuadé d’en savoir plus. Puis pour avoir une Tour noire sur une place où tout était blanc immaculé et se la jouer progressiste, fallait être une sacrée saleté, même le Prince Urrax il avait pas osé. En parlant de cons, le voilà qui arrivait au Jardin de Garrax, devant le labyrinthe à putes, là où de pauvres zigues taillaient des pipes derrière les fourrés. Fallait pas qu’il traîne, des fois qu’on le prenne pour l’un d’eux, manquerait plus que ça pour qu’il passe une soirée pire que la pire des soirées, et il en avait déjà une belle collection. Dans sa béatitude entomologique propre à une créature aux capacités cognitives médiocres, il convergea vers la lumière émise au loin, en l’occurrence, par le Festival des Dragons, véritable aimant à touristes. Le cuir bovin déliquescent de ses souliers, ravagé par la flotte, prenait l’aspect de cellulose imbibée, mais il s’abstint de se focaliser sur cette dégradation matérielle, car le froid qui envahissait progressivement ses viscères était largement plus alarmant.
Comme le Cirque d’Emitai où il avait déjà été, le Festival exerçait sur lui un étrange attrait, une fascination pour l’ambiance malsaine qui se dégageait de ce jeu de dupes où chacun, forains comme péquenots flanqués de leurs portées de chiards, se contractaient les zygomatiques pour avoir l’air heureux d’être là. Tout était décor, apparence clignotante et criarde comme ces vieilles biques emplâtrées de la Caresse de Manex quI, bandantes de loin, révèlent leur traits tapés quand tu te rapproches pour demander les tarifs. Rien de neuf sous la lune, mais cependant, quelque chose frappa André.
Une roulotte grinçante trônait devant lui, décorée d’étoiles délavées et d’inscriptions aussi sibyllines qu’improbables. Le tout ressemblait à une ancienne publicité pour un bordel miteux, mais qui aurait pris une mauvaise tournure après un excès de boisson Téhun. La gérante de cette noble tente de divination n’était autre qu’une Sandragonne à la peau jaunie par le temps, dont l’âge avancé se mesurait autant à ses écailles ternies qu’à son morbide fumet. Aussi jaune que son paquet de Gongian Spirit. Elle portait une tunique bariolée qui, à elle seule, constituait un manifeste esthétique contre le bon goût. Son sourire ressemblait à un clavier de piano, une ôde à la négligence dentaire, et semblait promettre des révélations atypiques. Puis après tout, André n’avait un peu que ça à foutre, et comme le gros insecte stupide qu’il était, voulait aller au bout des choses quitte à se crâmer.
« Viens, mon petit bipède ! Je lis l’avenir aussi bien que je fais des omelettes aux champignons, et je ne consomme pas de psilos ! » s’exclama-t-elle, d’un ton oscillant entre la certitude d’une femme mûre et la vente forcée. Évidemment, la tentation de connaître son avenir était irrésistible. Il s’imaginait déjà sortant de là, auréolé de lumière panthéonique-sa-mère, avec des secrets de l’univers à partager lors de dîners mondains. Mais en réalité, il savait bien que la seule chose qu’il risquait de découvrir, c’était l’état déplorable de son larfeuille après avoir payé pour cette révélation divinatoire. L’oracle écailleuse l’invita à s’asseoir dans un fauteuil plus usé qu’un latrine de la Baie du Gong, prête à lui dévoiler son destin.
“Mhhhh… je vois… je vois…” prononça mollement la Sandragonne en tâtant sa boule de cristal, étalant de la crasse sur la poussière collée. “ARGH !”
Elle inspira bruyamment, puis déglutit, les yeux rivés sur l’halfelin. “Mais ?!! Vous êtes l’élu de Manex ! La divinité du stupre ! La reine des putains !” hurla l’hère en prenant soin de vider le trop plein d’air de ses poumons. André cligna des yeux plusieurs fois, comme si on lui avait annoncé qu’il allait passer la nuit avec le Prince Urrax à se faire battre le beurre. « Pardon ? » lâcha-t-il d’une petite voix, espérant que la Sandragonne avait confondu sa tête avec celle d’un autre client, plus charismatique. Ou, au minimum, plus grand.
“CÔÔÔÔME !” hurla t-elle dans sa roulotte dont les effluves se mêlaient en un bouquet absolument gerbatoire.
. “VIENS VITE ! VIENS VITE VOIIIIIIR !”
Un profil d’oiseau se dessina derrière les draperies miteuses, un type avec un nez comme une hache au milieu de la tronche, qui portait une chemise en lin aux multiples tâches. Il huma l’air de la hutte avec satisfaction, et tourna son cou grêle dans la direction d’André. Il croisa les bras, et lui fit face, excédé.
Il avait vraiment une tête de piaf que c’était pas possible de le regarder sans rigoler, c’était pas un pic ni même une péninsule, mais un véritable continent son bidule.
“Kesskiya, M’dame ?” maugréa le bougre au nez en tour de contrôle.
“Côme ! Ce monsieur, ici présent, est un Élu de Manex !”
“Hein ? Queuwa ? Lui là ? Oh beh, zobi, enfin ! Jvais l’ômener !”
Il se dirigea vers l’halfelin, et l’entraîna par le bras à l’extérieur du Festival. Ils marchèrent de nouveau vers la Ville Basse de longues minutes, sans ne dire mot, et André n’opposa aucune résistance, perdu quelque part entre la curiosité et la trouille. Il évoqua juste salement son envie de faire pipi.
À côté de la Caresse de Manex se situait le Temple éponyme de la reine du sexe et de la fertilité. Les carreaux étaient décorés de nénuphars d’un vert vibrant sur lesquels André n’osait à peine poser le pied de peur d’y plonger. Des arabesques inquiétantes se tordaient sur les murs d’où sortaient brutalement des bras de bronze, serrant dans leurs poings d’énormes candélabres aux flammes vacillantes, et ça et là des meubles à la marqueterie raffinée foulaient le sol de leur pieds cornus. Au dessus de leurs têtes, un lourd lustre tintait de milles pièces de verre soufflé aux tons ocres et diamant que les bougies faisaient étinceler, et contre le mur du fond, une pendule monumentale assommait les secondes, le ventre plein de la gestation lancinante du temps.
“Euh… pourquoi je dois venir ici ?” demanda-t-il timidement à son étrange guide, qui continuait de le traîner sans broncher, comme si la réponse était évidente.
“Bah. C’est la maison de la patronne.”
“La patronne ?” André recligna des yeux comme s’il était en proie à une nuée d’anguilles dans le cululu. “Manex ? La divinité de la… lubr… enfin, qu’est-ce que c’est que c’te bordel ?” Il ne pouvait même pas dire le mot sans rougir comme un gardon échauffé au soleil.
“Bingo !” lança l’autre avec un sourire entendu, comme s’il parlait d’une pote de longue date. “Manex t’attend, l’élu.”
André se figea. “Attends, attends… tu veux dire que je vais rencontrer une divinité ? Maintenant ? Là, tout de suite ?” Son cœur fit un bond, et des picotements désagréables s’emparèrent de lui. Était-ce vraiment le moment de faire pipi ? Probablement pas. Il allait devoir tout retenir. Ça n’allait pas être joli.
Sans vraiment attendre de réponse, son guide poussa une grande porte de bois ornée de symboles très lubriques que l’halfelin ne comprenait pas, mais qui lui donnaient vaguement l’impression que quelqu’un les avait gravés pendant l’acte. Le son lourd de la porte résonna dans tout le temple, comme un signal d’alerte qu’André était à deux doigts de s’évanouir.
Une musique d’enfer l’accueillit dans la première pièce. Un gnome jouait sur un piano à queue comme il n’en avait jamais vu, un piano monstrueux hurlant des notes sauvages qui se suivaient à un rythme effréné sur un tempo étrange, surgit d’une dimension temporelle qui n’était pas celle qu’André avait déjà pu parcourir. Les sons se superposaient, s’interpellaient et se fondaient les un dans les autres dans des circonvolutions rythmiques qui lui était impossible de décrire. La pièce était, c’est peu de le dire, grandiose. Les murs croulaient sous des tapisseries panthéoniennes splendides, ondoyantes de couleurs, et, accrochées aux quelques espaces encore disponibles, des têtes chimériques présidaient la scène. Entre un basilic et un loup, il remarqua même un dodo au plumage remarquablement frais qui finit par pousser un cri, apparemment dérangé par son regard insistant.
Puis, le guide amena l’Halfelin dans une seconde salle, avec une porte verte cette fois, verte comme la fois où il avait bu du jus d’algues qu’il avait gerbé sur la nappe de la grosse Delphine de la Baie du Gong, qui avait fini par le virer du stand de crabes frits à grands coups de pieds dans le derche. À l’intérieur, sous la stupéfaction d’André, il n’y avait personne. Aucun être divin vêtu de toge mauve ou arborant des sourires insistants. Pas non plus de jeunes nymphettes avec des croupes souillées. Non, tout ce qui trônait au centre de la pièce, illuminé par les flammes vacillantes des bougies en forme de beuteus, était un… tabouret. Un simple tabouret en bois, retourné, les quatre pieds en l’air, posé sur l’autel au milieu de coussins de soie.
Son guide, pas hyper causant jusque-là, hocha la tête avec révérence. “Ça, l’élu, ce n’est pas n’importe quel tabouret. C’est LE tabouret. Celui sur lequel repose l’essence même de la déesse Manex.”
André se gratta la tête, essayant de ne pas éclater de rire sous la pression. Il s’était imaginé toutes sortes de choses sur les divinités du Panthéon, mais jamais il n’aurait cru que sa probable destinée serait liée à un meuble.
“Et donc… je suis censé faire quoi, maintenant ? M’asseoir dessus et attendre une révélation divine ?”
Le guide à la tête ornithologique grogna, le visage blême, puis tourna les talons en fermant la porte derrière lui, laissant André seul se prenant les volutes de fumée des bougies dans sa trogne déjà bien embrumée. Toujours aussi confus, il racla une espèce de mollard de sa gorge qu’il ravala aussitôt. “Salut… euh, Manex…” dit-il en se rapprochant du tabouret. “Moi c’est André. Je suis censé être ton élu, apparemment, mais honnêtement, je crois qu’il y a eu une erreur de casting.”
Un silence étrange emplit la pièce. Puis, sans prévenir, une brise légère sembla émaner du tabouret, faisant danser les flammes des bougies. L’Halfelin sentit un frisson le parcourir. Et soudain, une voix douce, presque caressante, résonna dans sa tête. “Oh, André… il n’y a jamais d’erreur.”
Il bondit en arrière, regardant autour de lui en plissant les yeux. “Quoi ?! Qui… Qui a parlé ?!”
La voix lascive reprit. “C’est moi, Manex. Je ne prends pas forme, mon cher. Je suis partout, dans chaque regard de stupre, dans chaque sourire suggestif. Et toi, André, tu es l’un de mes élus. Les vecteurs de ma semence divine.”
André avala difficilement sa salive. “Euh… d’accord, mais… pourquoi moi ? Je ne suis pas exactement ce qu’on pourrait appeler… séduisant. Je suis plus du genre à trébucher sur mes propres pieds, M’dame…”
La voix éclata d’un rire léger. “C’est précisément pour cela que tu es parfait. Trébucher… ha ! Qui mieux qu’un maladroit peut mieux incarner la subtile magie du désir ? Un clin d’œil raté, un compliment gauche… c’est là que réside le vrai pouvoir. Tu seras mon outil d’improvisation divine.”
André ferma les yeux, essayant d’assimiler l’idée qu’il était désormais l’élu d’une déesse invisible, représentée par un tabouret à quatre pieds. Sa vie venait de prendre un tournant qu’il n’aurait jamais anticipé, même sous une surdose de mariole.
“Bon… et maintenant, je fais quoi ?”
L’un des pieds du tabouret sembla vibrer légèrement. “Maintenant, André… tu vas apprendre à accepter que parfois, l’embarras est le plus grand des plaisirs. Ce rituel sera… divinement graveleux.”
L’acte ne fut pas simple, mais comme on dit si bien à la Caresse de Manex, avec de la volonté, tout passe. Ah, et l’établissement dit aussi, n’oubliez pas de rétracter ce qui doit l’être. André sorti avec toute la peine du monde du Temple, non sans claudiquer péniblement, lâchant des regards hagards au pianiste et au guide au pif saillant qui furent ébahis de la performance.
Il s’engouffra dans la Rue d’Or, et ne remarqua même pas la jolie brune du banc d’en face qui essayait de deviner quelle émotion pouvait bien plonger de si beaux yeux presque bovins dans un vide si lointain.
De retour chez lui, le regard absent, il sorta de sa poche un présent que la Déesse lui avait filé après son adoubement charnel, retira ses frusques trempées, et s’asseya en tailleur sur son lit cradingue… puis se saisit d’une flasque à demi vide qui traînait là. Il la but à grosses lampées, jusqu’à la dernière goutte, et s’affala, ivre mort, le cul endolori en buse. D’une main tâtonnante, il éteignit la lanterne à clapotis qui était posée au dessus d’un exemplaire du Came à Sutro.
Dans la pénombre, trônait sur la table de nuit une belle reproduction en métal précieux de la Déesse Manex, la pose lascive, se mordillant la lèvre inférieure avec les mains dans les cheveux.
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Quelques temps plus tard, André, l’ancien halfelin timide et maladroit, était devenu une véritable légende. Non pas grâce à ses talents de guerrier ou ses prouesses d’aventurier dans tout Izuvis, mais en tant qu’icône parmi les tenanciers de bordels grégaires et les roturières grotesques du continent. Il était l’un des élus de Manex, et sa renommée s’était répandue comme une traînée de poudre dans les tavernes les plus douteuses.
Partout où il allait, enfin, dans les endroits adéquats à recevoir ce genre de zigues, on l’accueillait avec les acclamations. Les proxénètes voyaient en lui un symbole, celui qui avait réussi à transformer l’art de l’élasticité du corps humain en une forme d’attraction, aussi dépravée soit-elle. Mais ce qui étonnait le plus, c’était que tout le monde voulait entendre ses récits – non pas des exploits épiques, mais des anecdotes où il se ridiculisait avec une grâce involontaire. Comme cette fois où, en trébuchant sur un pavé, il avait accidentellement posé son séant sur un poteau en passant presque au travers, profitant de cet empalement pour proposer un rendez-vous à une matrone imposante, laquelle, flattée, l’avait accueilli dans son établissement avec des honneurs dignes du Prince Urrax lui-même.
André était devenu l’incarnation vivante du malaise lubrique. Dans les Contrées d’Izuvis, il n’était plus simplement un halfelin errant au pif rougi. Il était l’un des élus de la reine des putains, la star des bordels, la divinité du coït… celle qui rendait la vie… divinement graveleuse.