Les bises piquantes [1557 C.M]

« Encore vous, bande eud’ sales mioches ! Cassez-vous avant que j’vo frotte vos sales petites trognes de voleurs din l’rivière ! Et toi, Chardon… Jvo l’dire à ta grand-mère ! » hurlait Magedouline, la vendeuse de vin, en agitant son torchon encore imbibé de rouge. Elle avait le pied bot, impossible pour elle de courir après nous, et c’était parfait. 

En état d’ébriété, nous étions comme d’hab’ dans la pénombre de la Cité des Pierres, dans l’intention de dissiper un tout p’tit peu notre ivresse et d’échapper à Magedoudou. Nous traînions nos hébétudes à travers une atmosphère drôle, vestige d’un été stagné entre des façades délabrées aux teintes jaunies, bras enchevêtrés, dans une solidarité dodelinante. Hips ! Ah, flûte ! De quoi parlons-nous, déjà ?  

Ma mémoire s’y refuse, mais il est certain que nous nous abandonnions à des rêveries encore, avec Lierre. A quoi bon vivre si on ne peut pas rêver ? Nos épaules s’entrechoquaient, nos regards s’entrecroisaient entre les paroles balbutiées, tandis que nous exécutons une valse désordonnée d’alcooliques débutants, haletants, et éructants. Au-delà de la vaste place d’Ascador, la rue de la Roche semblait morte, comme figée dans le trépas. Ascador, ça rime avec la mort ! C’est d’un glauque ! Les persiennes confinaient les maigres traces de vie, disséminées derrière des lucarnes poussiéreuses et des rideaux moches. Bande de pleutres ! Vous ne risquez rien, ici ! C’est Ascador, pas la Baie du Gong

Tandis que chacun se terrait dans sa tanière, nous, défiant les fenêtres assoupies, caracolions allègrement, engloutissant l’asphalte avec l’insouciance de deux mômes… Alors que moi et Lierre, nous sommes adultes ! Eh ouais, les mononeuronaux ! Votre or nous laissait indifférents, car nous nous gorgions de désirs aussi fabuleux qu’éphémères ! Et puis, lorsque l’on ne possède rien, tout nous appartient, et ces serrures étriquées n’éveillaient en nous que de l’hilarité. Il n’y a guère de malfaiteurs à Ascador ; même la rivière, qui scinde la ville en deux, demeure inviolée. Rivière qui avait été provoquée par une giclée d’un Titan de cristal : mais qui a envie de voler un morceau de foutre fossilisé ? Même Ralbaly ne le ferait pas ! Beuargh ! 

Lierre ne cessait de me reprocher mon élocution trop raffinée, ma manière de parler presque pédante et prétentieuse. Les enfants des rues, eux, articulent leur langage à travers des vulgarités et des brutalités, mais pour ma part, j’avais tout de même bénéficié d’une forme d’instruction. Ma grand-mère avait été formée à Emrill, tandis que je buvais des écrits comme Lierre buvait du pif ; je maîtrisais le langage commun, l’elfique et même l’infernal. Cependant, aux yeux des Ascadoriens, je n’étais qu’une jeune fille négligée, dépourvue de toute éducation véritable ; ma pilosité, révélatrice d’un déséquilibre hormonal, pouvait leur suggérer des poils au sein de mon cerveau. Qu’ils persistent dans cette illusion ! Si je paraissais brillante, ce serait ma perte assurée : dans ce monde comme ailleurs, il est préférable d’inspirer la pitié plutôt que l’envie. Alors, autant s’enfermer dans ce rôle de petite gamine sale et paumée. 

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On voulait s’arrêter dans un rade, mais tous fermaient, tiraient les grilles. Les quelques buveurs de la dernière heure se plantaient devant, hébétés et déçus qu’on éteigne déjà la lumière. Qu’à cela-ne-tienne, en bons alambics autonomes, on avait nos sacs de voyageurs remplis de vinasse aigre volée à Magedouline ! Ils auront pas nos ronds, et de toutes façons, on en avait pas. De vrais marginaux ! Puis nul ne consent jamais à me servir, vraisemblablement parce que je donne l’apparence d’une enfant miséreuse. La rue semblait rétrécir progressivement. À l’extrémité de son versant gauche, le Square des Géodes s’abandonnait aux volatiles nocturnes, lesquels engendraient un vacarme infernal, se gaussant probablement des statues de vautours pétrifiés, leurs yeux gris figés dans une fixité morne, immobiles et superflus. Par une forme de camaraderie tacite, nous avons entrepris d’ouvrir une autre bouteille d’hydromel. Et glou, et glou, et glou !

Une petite promenade portuaire courait devant le Port d’Ascador, parsemée de quelques bancs aux courbes modernes, ceux qui semblent avoir été conçus pour qu’on ne s’y assoie pas. On y a posé nos fesses anesthésiées par l’alcool, fascinés par un bien singulier spectacle. Dans le silence statique de ce no man’s land, d’étranges échos vibraient dans l’atmosphère. Nous fixions le ciel noir où quelques gangs de mouettes virevoltaient, c’était beau, même si c’est toujours la misère quand ces rapaces piscivores vous fientent sur la tronche. J’aime pas ça !

Avec Lierre, nous avons aperçu une embarcation, du type frégate pouvant aisément accueillir une vingtaine d’individus, mais occupée par un seul homme. Il ne se privait guère, le salaud, dediou ! Avoir un bateau tout seul, la classe ! Peu après, il s’est promptement éclipsé, non sans avoir initié une querelle nocturne avec deux gosses désireux de s’approprier son pendentif orné d’un dragon noir. J’y connais pas grand chose en dragons, je sais juste que les Dragons Divins ont foutus un zbeul pas possible il y a plusieurs millénaires, et que les locaux racontent que tous les dragons sur Izuvis seraient leurs engeances. L’ivresse est omniprésente à Ascador, il faut dire que l’atmosphère y est quelque peu morose, alors les habitants s’extasient vite sur les histoires de prophéties et de légendes urbaines. Seule la rivière de pierres scintillantes apporte une once de fascination ; cependant, la proximité des îles pirates et le fait que Kyrmor s’accapare sans relâche les richesses de la contrée plongent la Cité dans l’ennui, où même les habitants se retirent tôt dans leur sommeil.  

*Burp*… Ah, pardon ! Le quidam solitaire, à la chevelure d’ébène, dégageait des effluves de cannelle mêlées à celles de l’encens. J’ai tout de même daigné le saluer, mais il s’est abstenu de toute réponse. Insolent goujat à la tignasse noire, sache que moi aussi, j’ai des cheveux, et ils surpassent de loin les tiens en splendeur ! 

Bon, je sens davantage les étables que la femelle libidineuse. Mais quand même !

Il est possible que l’individu, d’une affabilité comparable à celle d’une porte de pénitencier, se soit égaré par inadvertance ici au Port d’Ascador, ou alors, qu’il a de la famille dans le coin. Ou bien, il se pourrait qu’il n’ait tout simplement pas été convié aux fêtes de l’île du Réhal. Un impoli pareil, pas étonnant. Ils sont plutôt sympa, les pirates ! Mais que faisait-il donc seul ? Merde, nous avons épuisé toute la picrate ! Enfin, Lierre attendait que sa copine nous rejoigne, mais moi, ça me faisait drôlement chier qu’elle soit là, qui plus est, sans de quoi picoler. Je préfère être là, à observer le moindre protagoniste, et lui inventer une vie qu’il n’a sûrement pas.

Nous ne sommes pas des pirates, nous ici, nous sommes au mieux dans une solitude de marins d’eau du robinet, et que c’était pas ce soir que Lierre allait lever sa mouffette, surtout avec nos relents de brasserie clandestine. Alors je me suis mis à prier, parce qu’après tout, rien ne m’empêchait d’adorer les bateaux pirates. Affligé par mes débordements mystiques, Lierre croisa du regard sa fameuse Mélancoline, sa copine avec qui il partageait parfois des bouts de draps et qu’il avait enjoint à nous accompagner dans les élans éthyliques du Port d’Ascador. Elle répondit, et semblait toute disposée à le recevoir comme il le prévoyait. L’halfeline crachotait ses gloussements nasillards de pintade ravie d’être bientôt farcie, et fallait voir la tronche de l’autre, niaiseux qu’il me faisait honte le con, et roupioupiou, et roupioupiou qu’il minaudait. Mince alors, ce salaud abandonnait notre fier banc solitaire, se défilait pour de la dinde ! Puis, j’ai redoublé d’extase, tombant à genoux, et avec toute la ferveur dont est capable une jeune fille saoule, j’ai fait un vœu, fermant les yeux pour me fondre tout entier dans l’appel de ma prière. 

Quand je les ai rouverts, le bateau avait désormais une voile avec un dragon noir aux yeux rouge dessus. Pouvait-il seulement m’entendre, ce bateau ? J’ai tendance à penser que toute chose ne vaut que par les pouvoirs dont on l’investit. 

La seule réelle liberté que l’on a, c’est celle du regard que l’on pose sur le monde, et j’avais décidé que c’était bien un regard que dardait sur moi cette longue créature de bois et que ce soir, il n’était pas question d’impulsion éthylique, mais d’âme. Je lançai à Lierre qui gloussait au loin avec sa zouzette qu’il manquait de poésie, et lui souhaitai cordialement de se péter le frein dans son fond de tiroir. Il persifla que ça risquait pas de m’arriver, ce à quoi je répondis d’un haussement d’épaules : velue certes, mais je reste une jeune fille. Il prit congé en me suggérant d’aller enculer un chat angora. 

« Va donc te pougner l’oisillon, hé, crevard ! » gueulai-je, alors qu’il s’éloignait.

Isolée à remuer mes membres inférieurs sur ce banc d’une inconfortabilité pierreuse – plutôt logique pour la Ville de la Pierre – les reins saturés et l’estomac en proie à une acidité corrosive, je me trouvais seule devant ce colossal vaisseau déserté, attendant le retour de son unique propriétaire qui empestait l’encens. Maintenant que Lierre s’était éloigné, je pouvais envisager mon propre retrait sans me préoccuper des apparences. Dans un pragmatisme désabusé, je réfléchissais à la possibilité de forger de nouvelles amitiés, distinctes de celles de Lierre, des compagnons susceptibles de m’entraîner dans des périples et de ne pas m’abandonner pour la première personne dodue du quartier désireuse de se faire battre le beurre. Non, non, non ! J’ai certes la responsabilité de ma grand-mère à assumer, ainsi que celle de mon Oncle Sylvar, mais je veux trotter un peu ailleurs qu’ici.

Le passage des minutes, semblait s’étirer en une éternité, alors que je trônais, impassible, sur ce banc de pierre rugueux. Une faim lancinante me tenaillait, mon dernier repas n’étant que deux modestes tranches de pain de seigle dérobées matinalement à la grosse Madeleine, qui, en toute lucidité, avait saisi l’essence même de cette Cité de la Roche : la robustesse de la mâchoire était un gage de survie pour quiconque souhaitait engloutir les mets frustes qu’elle vendait sur le marché. Dans un murmure de prière, je formulais mes désirs : je veux, moi aussi, voyager vers l’inconnu, me lier d’amitié avec des compagnons d’aventure, voguer sur un navire majestueux et franchir les tumultueuses Vagues de la Toulimar.

L’homme, imprégné d’un parfum entêtant, refit son apparition, et quant à la durée de son absence, je ne saurais en déduire le tempo exacte. Ses mains, maculées d’hémoglobine, reflétaient dans la pâleur des réverbères, et étant dotée d’une vue nocturne plutôt avantageuse, je puis discerner chaque goutte écarlate qui scintillait comme une parure de rubis.

Il plongea son regard dans le mien et m’offrit un sourire. Un sourire dont la signification tacite semblait murmurer : « Toi, enfant hirsute, enivrée par une extase délibérément choisie, savoure la fin de ta nuit en te gardant bien à ta place. Sache qu’il est des mondes où les torchons de jais n’ont jamais croisé les serviettes, et encore moins les serviettes d’une quelconque intimité. » Seuls en cette heure nocturne, le pirate et moi, bien que les gloussements de Lierre et de son dindonneau me parviennent de loin, je l’observais, le cœur léger, mes jambes dessinant des arcs de cercle dans l’air salin. Il s’affairait à préparer son départ, ses gestes empreints de la grâce rude des hommes de la mer, tandis que ses cheveux ondulaient sous l’emprise du vent, ajoutant à la scène une certaine majesté. Même si j’aime pas les hommes. Hips.

Puis, sans un mot de plus, il leva l’ancre et parti. 

Que projetait-il de faire, ce type à l’allure indomptable ? Et ce dragon noir, déployé sur la voile de son navire, quelle sombre allégorie représentait-il ? Était-ce un symbole d’un passé marqué par la violence, un présage funeste, ou une envie d’avoir purement et simplement la classe ? Avait-il une épouse, des enfants, une vie domestique quelconque, ou bien n’était-il qu’un écorché vif, solitaire, dont l’unique métier se résumait à briser des mâchoires et errer, âme en peine, sur les quais des villes où règne l’ennui ?

Il était grand temps que je bouge mon fessier de ce port morbide. Lierre, avec ses hoquets de gamin aviné et ses bruits de bouche pâteuse parmi les fourrés avec son halfeline à l’allure aviaire, devenait intolérable à mes oreilles. Il me fallait me retirer, gagner la place centrale, où se tenait l’Auberge du Gros Gland, le fief du gros Jacques Hubert. Ma grand-mère, une femme aussi implacable que le roc, résidait directement au-dessus ; il me suffisait donc de gravir le balcon.

Je franchis les portiques en bois du Port avec une légèreté remarquable, mes bottes usées résonnant bruyamment sur les pavés. Mes cheveux volèrent au vent, comme mon esprit l’avait toujours été. J’évitais habilement les excréments traîtres des mouettes, ces créatures maritimes perfides, et je courus, la brise fraîche fouettant mon visage. Plusieurs rototos d’alcool s’échappèrent de ma gorge, vestiges liquoreux de ma liberté. Car oui, j’étais libre, je l’avais toujours été, affranchie des chaînes qui assujettissent tant d’autres à une existence de servitude !

Sous l’ombre du Vieux Chêne, dont la frondaison étendait son manteau même en pleine obscurité – un geste aussi symbolique qu’inutile sous cette nuit Ascadorienne sans lune – je levai les bras vers le firmament et, une fois encore, implorait les divinités. Non celles du Panthéon, que je méprisais, mais mes propres divinités. Mes prières résonnaient continuellement dans le silence.

Je me retournai pour contempler le tableau des quêtes : j’avais toujours aspiré à une existence d’aventurière. Une missive du Prince Urrax du Kyrmor ? Il fallait aller lui chercher des courtisanes et le badigeonner d’huile ? Sa réputation sulfureuse le rendait en effet quelque peu infamant, mais il était né sous une étoile d’une sacralité d’exception, surnommée « la Royauté ». Les grandes fortunes, vous le savez, sont exemptées de jugements ! Elles ont la faculté d’acheter le pardon, de monnayer des excuses, et ce personnage, d’après les récits de Mamie, excellait dans l’art subtil du charme et de la manipulation. Un Traîne-Charogne ? Quel caprice extravagant ! Mille pièces d’or ? Voilà un véritable trésor !

Il me fallait désormais gravir le balconnet ; mes doigts se saisirent des géraniums bigarrés, leurs teintes devenant presque évanescentes dans cette fraîcheur Ascadorienne. Ma grand-mère, sommeillante comme à l’accoutumée, ronflait par saccades. Elle reposait dans son fauteuil bleu troué et rapiécé, un bol de bouillie de milllet désormais tiède abandonné sur ses genoux. Une bulle de salive se formait à ses lippes entrouvertes, mais étant de nature inquiète pour moi, elle perçut mon arrivée et murmura d’une voix endormie :

« Mon cher Chardon, mon épine délicate ! Approche, et donne un baiser à Mamie… »

par Kax | texte dédié pour notre fidèle lectrice Bree !