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Tout au Nord des Contrées d’Izuvis, là où les plaines désertiques brûlantes et les neiges infinies s’affrontent, proche de grands prés de figuiers et de dattiers coupés par des filets d’eaux courantes, s’étend, sur un espace de huit hectares, la ville de Dahak. Toutes les habitations de cette bourgade sont également disloquées et torves, sous leur badigeon écaillé par l’humidité.
L’ensemble de Dahak forme un quadrilatère, percé dans sa longueur et sa largeur de ruelles, au nombre de six, qui se croisent à angles droits. Vers le milieu de la rue des sacrements, les maisons s’interrompent brusquement à droite et à gauche, ouvrant sur le Bassin de Flux une trouée qui laisse entrevoir des coins de vieux jardins, par-dessus des murs croulants. Puis le défilé des antiques masures reprend, ourlées de basaltes noirs et aigus formant un trottoir. Le long de ces demeures se succèdent des portes basses soigneusement closes, chacune percée en son centre d’un guichet de pierre de lave, et quelques-unes décorées d’un serpent ailée dans une niche.
Généralement, le guichet est surmonté d’une inscription en lettres noires, parfois une maxime Dahakii, mais le plus souvent un nom de martyr ou de bienheureuse originaire de cette ville particulière des Contrées. À intervalles réguliers, de frustes sculptures, encadrées dans la brique des murs, représentent des scènes sur les Dragons Divins. Ces mêmes sculptures se retrouvent sous chacune des fenêtres du Temple et aboutissent à un calvaire de rocaille. Là, l’Homme-Dieu, la divinité chaste et prude priée depuis un millénaire à Dahak, aux larges plaies rouges saignant sur un peinturlurage de chair rose, est pleuré par les Soeurs de la Piété.
Le Temple, bâti sur une légère éminence à l’intersection de la rue de la Piété et de la rue de la Chasteté, laisse apercevoir de loin sa haute figure, dominant les tombes et les ifs du cimetière. Des atagantiers, plantés de part et d’autre pour rendre certainement l’endroit plus mystérieux, projettent par moments, en se balançant, une ombre tremblante sur le corps supplicié. Tout autour de l’Homme-Dieu, une lèpre de moisissure verdit la pierre du chevet et s’étend jusqu’au porche d’entrée, après avoir rampé sous les bas-reliefs du chemin de la ville. Un grand silence règne aux alentours, troublé seulement, à intervalles irréguliers, par le clapotis des sources, le glissement furtif d’un pas au fond des maisons, ou l’aigre tintement de la cloche des offices. Ces bruits s’évanouissent presque aussitôt dans la sourdine de l’air.
Parfois, une silhouette rouge, en jupe d’escot pileux, une faille de serge fine posée sur les blancheurs lustrées du béguin, tire une porte derrière elle, longe discrètement les petites façades et fait résonner les cuivres et les buis d’une clochette. Comme une ombre, elle disparaît sous l’un des quatre porches d’accès, ouverts dès l’aube et ne se refermant qu’à la nuit tombée. Un peuple de femmes, les unes ployant sous le faix de l’âge, les autres dans la fleur ou la maturité des jours, habite là, toutes semblables par le costume et les pratiques pieuses de la vie.
Tôt levées, elles se dirigent, au son de la cloche matinale, vers le Temple où, dans le chœur, des sièges leur sont consacrés. Prostrées sous la main du Patriarche, elles demeurent un long temps dans la méditation et la prière. La clarté du dehors, diaprée par les vitraux des fenêtres, glisse jusqu’à leurs fronteaux polis comme des miroirs, sur lesquels s’imprime le reflet des saints en dalmatique bordeaux et des béguines en simarre rouge. Et quand, avec des mouvements lents, elles se relèvent ou s’asseyent, les plis de leurs voiles palpitent comme des ailes des Dragons Divins.
L’office terminé, leur file s’écoule le long des nefs, dans un traînement mou de semelles, émerge sous la lumière vive du parvis, puis, lentement, décroît dans la perspective, aux petits seuils obscurs des maisons Dahakiis. Les besognes ménagères commencent ensuite dans le demi-crépuscule des chambres, toutes allant et venant comme une ruche silencieuse, avec la joie d’une journée saintement entamée. Les rôties de pain, les dattes, les miches beurrées, les pleines jattes de tisane aux épices réconfortent la piété dans les âmes.
Quelques-unes vivent seules, mais la plupart, par économie, se mettent à deux, à trois et même en nombre plus grand, payant à pièces d’or communes le loyer de leurs habitations. Elles passent les heures du jour à travailler manuellement : cousant, polissant du linge ou lessivant, le plus souvent pour des Patriarches qui les chargent de l’entretien de Dahak, moyennant un salaire modique. Une vague émanation du Temple se perpétue ainsi jusque dans les besognes qui occupent leurs corps et les maintient dans un état de demi-sainteté.
Quelquefois, dans leur travail, elles sont prises d’un besoin de dévotion et, quittant alors un instant leurs occupations, elles vont joindre les mains devant une image de l’Homme-Dieu, en murmurant une oraison. Les Dahakiis n’ont rien contre les Dieux du Panthéon d’Izuvis et la Foi des Seize, mais selon la légende locale, l’Homme-Dieu s’est sacrifié pour eux, leur ordonnant de mener une vie sage, dépourvue d’envies libidineuses et de sexualité hors pour la reproduction.
Chaque maison, d’ailleurs, toute blanche de frais badigeon et d’une minutieuse propreté, avec une abondance de clairs rideaux aux fenêtres et aux lits, a l’air d’une petite chapelle érigée en mémoire de la déité locale. Des statues de l’Homme-Dieu, des dessins, des coins de chambre transformés en oratoires parmi des floraisons naturelles et des feuillages en papier de couleur y mettent comme la pompe réduite des grands autels en marbre et en or.
Comme elles ne prononcent pas de vœux et que la règle de la religion Dahakii les astreint seulement à des exercices de piété, celles qui ont gardé un commerce avec le dehors sortent aux heures qu’il leur plaît. Il y a des jours où tout l’armada se vide dans une envolée de guimpes s’éparpillant en tous sens vers la ville, jusqu’au moment où, l’ombre s’allongeant, on voit aux alentours les Soeurs de la Piété se presser avec des hâtes inquiètes, pareilles à des mésanges rentrant au nid. Le dernier jour de la semaine surtout, pendant lequel elles ne peuvent sortir, la longueur des après-midi est coupée par des réceptions d’amis et de parents fêtés en commun, dans le secret des chambres. Des gourmandises discrètes de table, alternées avec les prières des offices, tempèrent l’oisiveté lourde de cette claustration forcée d’un jour.
C’est dans cette condition mi-laïque, mi-religieuse que s’écoule leur existence. La chair et le cœur apaisés, elles goûtent la quiétude d’un détachement qui n’est point absolu. Après être demeurées longtemps entre le cloître et le monde, comme endormies dans la béate douceur d’une vie à la fois libre et soumise, sans mortification ni dépendance trop sévères, elles vont de vie à trépas, ainsi que d’un sommeil temporaire à un sommeil qui ne doit point finir. Cependant, et malheureusement pour ces disciples d’une déité inconnue du reste des Contrées d’Izuvis, le quartier n’est pas uniquement habité par ces femmes simples et pieuses. La décroissance de la ferveur de l’Homme-Dieu dans la petite bourgeoisie, chez laquelle se recrutaient particulièrement les disciples de la Foi des Seize, a petit à petit laissé des vides dans cet asile de paix.
Alors, des familles besogneuses et marginales, des ménages d’artisans dépravés, une population éthyliques de vieilles gens se sont greffés sur l’agglomération primitive de la ville la plus au Nord des Contrées d’Izuvis, attirés par la modicité des loyers, la dualité des températures aussi bien extrêmement chaudes que particulièrement glaciaires et l’attrait du silence.
Dans le désert des rues, des enfants, dont le triste visage semble refléter la pâleur des barrettes, jouent à des jeux muets, semblables à de petits vieillards craintifs. Çà et là, une dentellière, accroupie sur une chaise basse, son carreau sur les genoux, agite ses bobines dont elle fait passer les fils entre des réseaux pressés d’épingles.
Mais ce train de vie nouveau, infusé à l’ancien, n’a pas sensiblement animé la molle atmosphère générale de Dahak. Comme un air paralysant, la tranquillité du Temple de l’Homme-Dieu, avec ses figures voilées et furtives, son ombre froide de cloître, son isolement loin des agitations humaines, a graduellement assoupi les derniers ferments de vie chez ses occupants. À la fin du mois de Morbos, une jeune béguine, ayant terminé son temps d’épreuves, vint grossir le pieux troupeau. Elle choisit le nom de Sœur Calax, trahissant un peu ses origines Kyrmoriennes. Conformément au règlement, elle promit, au pied du Patriarche et devant toutes les autres béguines solennellement réunies, de vivre chastement dans la pensée et l’amour de l’Homme-Dieu, d’obéir avec une soumission filiale aux recommandations de la supérieure et, enfin, de consacrer ses jours au travail, dans une constante occupation du corps et de l’esprit.
Selon la coutume, elle prit sa part de loyer dans une habitation consacrée à la chasteté et la piété, où résidaient déjà trois béguines : Sœur Marion, Sœur Lenoa et Sœur Claire. Elle emmenait avec elle sa mère, une vieille femme impotente et éprouvée qui ne pouvait se passer de ses soins. Toutes deux s’installèrent au rez-de-chaussée, dans deux chambres situées à droite du couloir d’entrée.
Sœur Marion, petite quadragénaire ridée comme une nèfle, aux yeux inquiets et biglants, était d’une brusquerie irritée, conséquence de ses perpétuelles douleurs au foie et d’un physique peu aisé à assumer. Elle prit une des chambres de l’étage, laissant l’autre à Sœur Claire, une jeune femme de vingt-cinq ans, grasse et rosée sous des mèches blondes qui dépassaient toujours son béguin, tout épanouie dans une placidité de naine.
Au rez-de-chaussée, la partie gauche du couloir fut occupée par sœur Lenoa, une elfe hilare, corpulente et bavarde, à la graisse heureuse et saine, entretenue par son goût pour les mets délicats. Elle était entrée au béguinage vers la cinquantaine, après un double veuvage qui ne l’avait pas désillusionnée sur les hommes, mais avait mis fin à ses fringales Manexiennes. L’entrée de Sœur Calax dans l’institution avait coïncidé avec l’arrivée d’un nouveau Patriarche, l’ancien étant mort à un âge très avancé, après avoir conduit pendant plus de trente-cinq ans, dans le sentier du devoir, le troupeau d’ouailles confié à sa garde.
Ce dernier événement avait fourni un large aliment aux parlottes des pieuses filles. Généralement, on avait trouvé que le vieux Patriarche, le dénommé Francko, avait une onction plus attirante, à laquelle les âmes ne résistaient pas, tandis que le Patriarche Filippo, le nouveau titulaire, manquait d’effusion dans la pratique de sa foi.
Puis, Monsieur Francko les connaissait toutes jusque dans les moindres replis et, les jours de confession, dès les premières révélations, leur disait, en toussant dans son mouchoir :
“Oui, oui, je sais. Passez, ma chère Sœur.”
Avec lui, il ne fallait qu’effleurer son examen de conscience et, si la mémoire manquait, il suppléait par l’habitude qu’il avait de leurs récidives. Point de longues pénitences non plus : il connaissait les tentations de la chair, ayant gardé lui-même jusqu’au bout, disait-on, le goût des aises du corps et des dorlotements de la vie, qui sont les inclinations invincibles des vieilles personnes religieuses. Avec une mansuétude facile, il pardonnait chez les autres ce qu’il avait appris à tolérer chez lui-même.
Quand sa main paternelle faisait le signe de l’absolution, il semblait qu’un petit vent doux caressât le visage de la pénitente, et celle-ci quittait le Temple de l’Homme-Dieu plus forte contre le péché, dans la quiétude et la mollesse d’une âme rassérénée, et bien souvent, c’était une grosse bougie qui disparaissait sur l’autel et était retrouvée quelques jours après dans la piaule de la voleuse.
Le Patriarche Filippo, au contraire, montra dès l’abord un esprit peu conciliant. Demi-elfe de haute taille, brun, des yeux de loup sous des sourcils broussailleux, gardant sur sa peau olivâtre le poil dru des barbes rebelles au rasoir, il offrait, dans toute sa personne nerveuse et remuante, cassée en gestes anguleux, un contraste frappant avec le Patriarche Francko, amène humain, replet, la lèvre lubrifiée et rond comme une cosse.
Le jour de sa première messe, les béguines ressentirent comme la commotion d’un grand changement. Il allait et venait à l’autel, entre les diacres, avec des mouvements indisciplinés, d’un pas presque saccadé qui faisait craquer le bois des marches sous lui. Et quand il se tourna vers ses brebis, plus appliquées à le regarder qu’à lire leur livre d’heures, elles aperçurent un visage noir aux regards enflammés, sous les bosses d’un front tourmenté où les cheveux, ras et bas, découpaient une ligne dure.
Il vida la burette avec brusquerie, tout le corps renversé en arrière dans le coup de vent de son surplis, puis, il eut l’air de jeter sa bénédiction, au lieu d’envelopper les fronts humiliés dans une lente élévation des mains implorantes et miséricordieuses.
Aussi, les chères Sœurs de la Piété se dispersèrent-elles dans leurs maisons, partagées entre des émotions troublantes : les unes regrettant amèrement le vieux Patriarche qui les avait si longtemps dirigées avec une bénévole compassion pour les faiblesses de la condition terrestre ; les autres songeant déjà aux épreuves de la confession prochaine. Et, jusqu’au soir, elles demeurèrent transies du froid de cette cérémonie expédiée sans l’onction à laquelle elles étaient accoutumées.
L’agitation avait grandi à mesure qu’on approchait du moment où il faudrait se présenter devant Filippo, dans le tête-à-tête du confessionnal.
Tandis que leurs âmes volaient vers l’autre, comme des oiseaux apprivoisés, avec le frétillement et la légèreté des petits péchés pardonnés à l’avance, elles se sentaient sérieusement effarouchées à l’idée de leurs consciences mises à nu sous les yeux de ce Patriarche qu’elles jugeaient inexorable et qui n’avait pas la clef de leurs intimes défaillances.
“Elle est heureuse, Sœur Calax”, disaient-elles en pensant à son état de vertu qui lui rendrait commode l’accès au Temple. “Elle aura de suite fini. Elle s’observe trop bien pour tomber en tentation des arts Manexiens, elle !”
Et dans l’effarouchement de leur contrition, elles se la proposaient pour modèle.
Filippo les interrogea de sa voix métallique, dont les résonances dépassaient le guichet de bois. Il se montra intraitable, même pour les péchés d’intention, et donna la planchette à la plupart.
Quelquefois, muet pendant de longues minutes, la face tournée vers la voûte ou à demi dérobée derrière sa main, il se complaisait à les tenir dans l’angoisse et la peur de ses terrifiants silences. D’autres fois, les volets clos, entre deux confessions, il demeurait invisible, comme perdu dans le ressentiment de toute cette basse perdition.
Il y eut une surprise universelle lorsqu’on s’aperçut qu’il retenait Sœur Calax plus longtemps qu’il n’avait retenu les autres. Et cette sévérité pour l’une d’elles le fit trouver indulgent par toutes les autres.
Puis le Mensis Pax avait commencé, et selon les recommandations du Temple de l’Homme-Dieu, il avait parlé du petit et du grand Jugement : celui qui attend toute créature immédiatement après la mort, et celui qui, les temps étant révolus, serait annoncé à travers l’espace, par-dessus les cités écroulées, dans l’universel anéantissement du monde. Il ne croyait pas au Dieu Ashed, à la Foi des Seize ou aux Dragons Divins, ne pensant là que l’Homme-Dieu était l’unique véritable divinité d’Izuvis.
Il frappait le rebord de sa chaire de toute la largeur de ses paumes, avec des chocs redoublés qui faisaient retentir jusqu’aux dernières marches, comme pour mieux s’exalter lui-même dans la peinture de ce moment terrible. Tantôt les bras croisés sur la poitrine, avec la colère et le dédain des vanités du monde, tantôt le geste battant l’air, comme l’Homme-Dieu lui-même, se voyant, de rouges carreaux de foudre aux mains, dans l’un des tableaux du Temple, il marchait dans l’étroit espace de la chaire, à travers un vent de furieuse éloquence.
Il fut très impressionnant quand, ayant longuement parlé de la honte et de l’épouvante des âmes réprouvées, après qu’elles auront été jugées indignes des délectations du ciel, et les ayant montrées volant par les ténèbres telles que de funèbres oiseaux aux cris assourdissants, il déplora le relâchement de la règle dans les Béguinages, l’état de péché dans lequel vivaient les filles de qui le Temple de l’Homme-Dieu attendait pourtant l’exemple des vertus divines, la complaisance que presque toutes éprouvaient pour les satisfactions charnelles.
Son regard perçant semblait vouloir scruter l’ombre des religieuses inclinées devant lui. Une petite toux, étouffée dans le creux d’une main, s’élevait ça et là des rangées de chaises, quand un trait plus vif du prédicateur frappait une conscience légèrement endolorie. Toutes, d’ailleurs, se reconnaissaient dans la description des faiblesses humaines sur laquelle il appuya avec une cruauté de Mestre auscultant un patient atteint de Vivepeste.
Brusquement, l’homélie s’acheva dans un Rompez ! encoléré et le Patriarche descendit de la chaire.
Les sermons continuèrent.
Filippo graduait ses effets, acheminant par une progression constante à la crainte de la colère divine les âmes tremblantes, en qui sa parole s’enfonçait comme un couteau. Son zèle ne connaissait pas la détente et, à chaque sermon nouveau, s’enflammait au contraire d’un redoublement de violence pour mieux communiquer l’horreur du péché.
Il faisait ainsi paraître, dans sa plénitude, ce tempérament de Patriarche forgé pour la religion par le fer et par le feu, qui, fermé à l’onction par laquelle les cœurs sont pénétrés comme d’un fluide, serait plutôt tenté d’exterminer la rébellion ou l’indifférence dans le sang. Sans trêve, il parlait de la décadence de l’esprit divin dans les corporations religieuses, flagellant les béguines de ses mots incisifs et de ses gestes âpres, qui semblaient aller rechercher la conscience au fond de leur corps, comme un haillon qu’il leur secouait devant les yeux.
Un jour, il revint sur le détail des châtiments et des récompenses qui attendent les hommes dans l’autre monde. De nouveau, il fit voir l’Homme-Dieu, dans les très hauts cieux, jugeant les morts devant les régions d’Izuvis assemblées. Puis, tout étant consommé, il évoqua l’énorme silence des airs planant au-dessus du désert du monde, suivi du partage des âmes élues et des âmes réprouvées, puis enfin les délices éternelles du ciel et les tourments sans fin des abysses.
Mais tandis qu’il évoquait à peine la joie des bienheureux, se contentant de l’exprimer brièvement par l’idée d’une paix suprême dans un infini de gloire et de lumière — comme si sa noire imagination n’eût point su trouver d’images pour la faire sentir —, il insista avec une brutalité implacable sur les effets de la damnation. Ramassé en lui-même, la tête tournée vers le point le plus sombre du Temple, comme saisi par l’horreur d’une effroyable vision, il ouvrit toutes grandes les portes des tréfonds obscurs. Il montra les grimaces et les contorsions des maudits tentant d’échapper au grand feu qui les dévore sans jamais les consumer, la huée et l’incessante poursuite des démons lacérant, à la pointe des fourches, la cohue des âmes en peine.
Il décrivit la multiplicité des tourments, parmi lesquels deux surpassaient tous les autres en horreur : la peine du dam, qui est le regret d’avoir perdu l’Homme-Dieu, et la peine du sens, qui est la douleur de brûler dans sa chair à travers toute éternité. Il rappela la parole de sa divinité : « Leur ver ne mourra point », en parlant de la conscience du réprouvé, et cette autre : « Allez, maudits ceux qui obéissent au Panthéon ou aux Dragons, au feu éternel, ce feu qui ne s’éteindra jamais. »
Constamment, il semblait lui-même se débattre, sa face pâle tordue par les convulsions de l’éloquence, contre d’inexorables mains invisibles. Derrière lui, sur la paroi sculptée de la chaire, sa silhouette se découpait en un va-et-vient d’ombres furieuses et tourbillonnantes, dans la clarté tranquille de la lampe accrochée à la boiserie. Parfois, lorsqu’il se penchait en avant de tout son corps, les bras tendus vers la partie du Temple où ses yeux semblaient suivre d’effrayants fantômes, les ombres s’allongeaient jusque sur les piliers, dessinant une forme torturée de supplicié se débattant aux mains des bourreaux.
D’en bas, de l’obscurité vaguement éclaboussée par le reflet jaune des lumières, les béguines contemplaient avec un frisson cette confuse image des tourments physiques, ébauchant sur d’indivisibles claies le geste immense de l’agonie.
En même temps, il avait des éclats de voix brisés et sourds, comme quelqu’un qui, en proie à l’hallucination, s’adresserait à des êtres imaginaires. Brusquement, des accents stridents s’élevaient, éveillant dans les profondeurs de l’autel, parmi les hauts chandeliers et les marbres torves, d’étranges répercussions semblables à l’écho de caverneuses lamentations et de rauques appels venus d’outre-tombe.
Puis, après avoir épuisé la terreur, il parla de la nécessité des mortifications par lesquelles la chair s’humilie et se purifie de ses souillures. Il les comparait à un large fleuve précipité à travers un lit plein d’immondices, balayant par la force de ses ondes les abjections amoncelées. Mais telles que les eaux du fleuve, il les voulait abondantes, redoublées, opérant, par leur force et leur ardeur, le miracle de la purification intérieure.
Ce jour-là, le sermon se prolongea jusqu’à la nuit. Et lorsque les Sœurs de la Piété rentrèrent chez elles, parcourant les rues pleines de ténèbres où les rafales mugissantes s’abattaient, bousculant leurs coiffes qu’elles devaient maintenir à deux mains, il leur sembla entendre, dans le vent, le grondement terrible de la voix de Sir Filippo.
Chacune, croyant son âme sur le chemin de la perdition, évitait de parler. Elles repensaient au jour du Jugement, avec le fervent désir de s’amender et de mériter le Ciel par une incessante pénitence. Toute la nuit, dans le Béguinage, un grand bredouillement de patenôtres s’éleva, et plus d’une, s’éveillant à l’aube, se retourna sur sa couchette, l’amulette de l’Homme-Dieu dans les mains, ainsi qu’elle s’était endormie.
Mais l’après-midi passa sur les bonnes résolutions, et de nouveau, l’attrait du péché les induisit en tentation.
La jeune Marion, ayant serré l’avant-veille un paquet de fines galettes embaumant le beurre et la vanille, se mit à les grignoter de ses petites quenottes de rongeur, restées solides malgré le boudinage de ses doigts gras. La ridée et tracassière Jenni, cédant à son penchant pour la médisance, jabota comme une vieille pie sur le compte des jeunes sœurs, qu’elle accusait d’apporter au prêche un esprit détaché.
Enfin, on sut, à n’en point douter, que Sœur Lenoa, au lieu de souffrir en paix pour la plus grande gloire de l’Homme-Dieu, avait geint comme à son habitude en frictionnant ses rhumatismes le long de ses jambes. Quant à Sœur Ghesline, la plus âgée des béguines, une Elazhienne au poil blanc et très adonnée au péché de l’oisiveté, elle s’était endormie deux fois de suite en récitant les prières.
En revanche, la piété avait grandi chez Sœur Calax. Ébranlée jusqu’au fond de sa conscience par les avertissements du Patriarche, elle se replia dans un recueillement perpétuel, afin de se maintenir dans l’état de pureté commandé par le Temple à l’approche des grandes fêtes Daahakis.
Sa pensée tendue vers la naissance glorieuse qui allait bientôt magnifier la religion, elle s’absorbait dans la contemplation de la statue de la divinité martyre, au point de paraître parfois plongée dans une léthargie profonde. Elle passait ainsi la plupart des heures du jour et de la nuit agenouillée devant l’autel, dans une prière extasiée dont elle sortait avec peine, tout le sang de sa vie figé devant la beauté douloureuse de ce corps, où elle voyait transparaître les grâces adorables et la jeune royauté bégayante d’un petit homme nu.
Elle se conformait ainsi aux exhortations parties de la chaire, entrant autant qu’elle le pouvait dans l’esprit du Temple, qui, pendant les jours du Mensis Pax, invite les fidèles à soupirer, comme les Patriarches et les prophètes. Ses entrailles étaient prises par des langueurs et comme noyées dans le torrent des blandices que son âpre tendresse faisait couler en elles.
Alors, Sœur Calax s’exalta dans ses pratiques, se contraignant à ne plus reposer sa tête sur l’oreiller. Pendant les derniers jours, ayant presque cessé de boire et de manger, elle montra une austérité d’ascète. Des douleurs atroces, pareilles à des crocs de bêtes, déchiraient ses intestins, mais elle se roidissait contre les crampes en souriant. Toute verte, deux trous béants aux joues, elle attendit l’arrivée de l’Homme-Dieu, défaillante dans les sacrifices de son corps. Elle jurait contre la lubricité, les rapports charnels, et particulièrement Manex, la Reine des Putains, oubliant même qu’elle était pourvu d’un appareil génital, débectant le simple fait de devoir parfois voir sa propre nudité pour se laver.
Et puis, le Mensis Anima arriva. C’était pour la ville de Dahak l’occasion d’avoir des touristes de tout le Nord des Contrées d’Izuvis : des Poäliens, des Caer Yraaliens, et même des Brigaliens, venus spécialement pour se détendre dans les sources chaudes, l’attraction principale. L’un d’eux s’appelait Sir Goldoriel, un épais Sandragon argenté, ancien agent de sécurité au service du Prieur Trevor de Poäle qui avait quitté son travail pour devenir Paladin aux honneurs de Manex et, ainsi, faire perdurer l’essence même de l’élasticité des corps et du plaisir obtenu quand ils se joignent avec consentement.
Aux arômes du bourgeonnement, c’était une montée de sèves vives qui s’emparait de cet écailleux et très célèbre personnage, la grâce d’une intellectuelle montée hormonale juvénilisant sa maturité d’homme régi par d’invétérés errements, une fraîcheur du sens le poussant à enchaîner les conquêtes Dahakiis d’un soir entre deux trempettes dans les sources pour la simple raison d’être un disciple de Manex, un libertin et un artiste de la lubricité.
Mais bien évidemment, l’arrivée du Sandragon commença à poser de sérieux tourments auprès du Temple, de ses béguines et du Patriarche en place, le dénommé Filippo. Toutes ces chairs prêtes à s’offrir au nom d’une dépravée de la Foi des Seize aux vétilleux scrupules, par un racoleur venu de la pire cité hédoniste d’Izuvis, Poäle, n’était qu’un signe de mauvais présage, une descente directe et foudroyante dans les Tréfonds Obscurs. Les disciples de l’Homme-Dieu se réunirent au sein du Temple au crépuscule, une molle stupeur claire s’échappait de certains bancs de bois branlants, alors que le Patriarche aux yeux révulsés et dominateurs hurla au blasphème.
“Que la plus pure des Sœurs amène ce vil personnage à la raison, et lui fasse abandonner ses odieux actes qu’il produit au nom de la Reine des Putains avant qu’il ne termine brûlé par les feux éternels !”
Les paumes titillantes et rétractées, il attendit de longues secondes que l’une des béguines s’interpose et accepte la dangereuse missive qui aurait pu s’apparenter à jouer avec le feu, mais toutes semblaient avoir l’estomac ravagé comme par un chatouillement d’émétique.
Puis, une voix frêle émana du public.
“Moi. Je vais ramener cet homme dans le droit chemin. Que l’Homme-Dieu me guide.”
C’était Sœur Calax qui doucement parlait, sans l’apparence d’une révolte ou d’un scandale. Filippo leva la tête, étonné mais pas trop, presque heureux de cette prise de clairvoyance, et fit un signe de bénédiction, dans une sorte d’impressionnabilité nerveuse. La jeune Sœur de la Piété partie en direction du centre de la ville, après avoir endossé sa cape rouge, et ses lèvres raidies, un lent regard récolligé sous la tombée de ses sourcils, afin de traquer le disciple de Manex.
Une fureur de bataille échauffait son cerveau, un besoin de justice lui lancinait tout le corps alors qu’elle trottait à travers les ruelles Dahakii, le menton relevé, les yeux ouverts très grands, croyant rêver à un monde expié de tous les péchés de chair et d’une pudeur perpétuée par l’Homme-Dieu.
Les ruelles étaient noires comme l’ombre d’Ashed lui-même et lui opposaient une indifférence maussade. À chaque coin, elle croyait entrevoir l’ample carrure du Sandragon, sa peau d’argent frappée par les lueurs indécentes des lanternes à clapotis, ces fameuses lanternes qui ornent les entrées des dictérions sales et qui affichent les ombres de ceux qui s’amusent à faire la bête à deux dos. Mais ce n’était qu’un amoncellement de corps lascifs, courbés sur les promesses charnelles d’une nuit sans repentir, sans loi ni foi. Les encens gras des rues Dahakiis étaient gorgés de ces effluves de chair si immorales et lui râpaient les narines, et elle, droite comme la Verge de justice de l’Homme-Dieu – si toutefois il en était pourvu -, progressait dans cet enfer de luxure, les prunelles durcies par l’ardeur de sa mission.
Elle arpenta les artères sales et fangeuses de Dahak, ses sabots bourrés de paille résonnant sur les pavés humides de pissat et de suin. Les rires et les cris d’extase s’élevaient en vagues sonores, inélégantes et inaudibles, elles éclataient contre les murs poisseux des bordels, tandis que des ombres de scène de stupre et fardées d’indécence l’enveloppaient d’un siroco de malaise. À chaque seuil, elle s’arrêtait, guettant dans l’obscurité la silhouette du probable et écailleux débauché Poälien. Son cœur battait d’une furie contenue d’une immodestie chaste. Elle le sentait proche, l’ennemi, son odeur bestiale planait parmi les vapeurs d’alcool, de mariole et de corps tordus dans le plaisir.
Mais point de Sir Goldoriel. Nulle part.
Alors, la pâle morsure du doute commença à ronger son zèle d’abstinente. Son regard fébrile balayait les encoignures et les soupiraux ouverts sur les antres du vice qui bordaient la ville la plus au nord d’Izuvis. Une pensée malsaine s’immisça dans son esprit vertueux, une pensée vile et tentatrice comme la langue serpentine de Koeros lui-même, bien que Filippo lui avait dit que ce Dieu là n’en était pas un : et s’il s’était déjà enfoui dans les bras d’une catin à en devenir, s’il se vautrait à l’instant dans la souillure d’une étreinte héréditaire, et s’il avait déjà corrompu une innocente donzelle à la bauge du sexe ? Elle chancela sous l’idée que sa ville d’adoption était désormais tâchée du passage d’un traître Manexien.
Son errance se prolongea dans la ville nouvellement souillée, et plus elle marchait, plus l’ombre de l’écailleux libertin s’effilochait : il fallait qu’il paye, tant de gens qui copulent dans ces maisons aux tentures opaques était un fait des plus débectants. Le vent frais giflait ses joues creuses et maculées d’éphélides, le tintement des clochettes des prostituées que l’on amène pour le barattage perforait sa conscience. Elle était là, seule, ingénue, au sein d’un monde trop vaste, trop corrompu par Manex. Son corps était vidé par l’ascèse et ployait sous la fatigue, mais son âme dédiée à l’Homme-Dieu, elle, refusait de céder. Le traître était quelque part et elle allait l’empêcher de détruire la candeur, elle en faisait le serment, elle propagerait en bonne convertie la parole douce et pieuse de l’Homme-Dieu, et empêcherait le disciple Manexien de répandre ses saloperies ignominieuses en scandant, de sa voix fébrile de femme décente, la pureté et l’innocence.
Alors, d’un pas fiévreux, elle reprit sa quête, fendant la nuit Dahakii, ses frêles mains jointes comme deux crochets de fer, prête à arracher cet écailleux démon à la fange où il se vautrait et surtout en vautrait d’autres par la même occasion. Alors, Sœur Calax s’arracha aux venelles fétides, dédaignant les murmures grimaçants des filles de joie enroulées aux bras des Dahakiis ivres et sales, aux ongles incrustés de poussière et aux sexes terreux. Les ors lubriques de Dahak, ces perles moites sur les tentures de plaisir, s’effaçaient derrière elle tandis qu’elle gagnait les faubourgs où la ville tentaculaire cédait à la terre, où l’odeur du soufre et des pierres brûlées perçait enfin la gangue du stupre et de l’intempérance.
Devant elle, le sentier des sources chaudes s’élevait, il était sculpté dans le flanc de la colline où couvaient d’énormes bassins. L’âpre haleine de la roche échauffée gonflait l’air d’une moiteur fétide et exsudé des bouches invisibles sous le sol. À mesure qu’elle avançait, les vapeurs des sources Dahakiis s’intensifiaient, frôlant ses tempes d’un souffle tiède, insinuant dans sa chair blanchâtre une fatigue molle contre laquelle elle se roidissait. Les ténèbres se faisaient plus épaisses ici et étaient creusées seulement par l’éclat ruisselant des vasques où s’ébattaient des silhouettes indistinctes. Des rires s’y mêlaient aux clapotis de l’eau, des rires stridents, alanguis, et les ombres mouvantes trahissaient des corps enchevêtrés, libres dans leur jouissance insolente teintée de dépravation.
Sœur Calax s’immobilisa au seuil du domaine impie, droite et debout, avec le cœur tambourinant d’une colère mélangée à un pâle dégoût. Là, au milieu des vapeurs des sources, de ces corps nus couverts de bijoux blancs liquides, quelque part, il était. Sir Goldoriel, le traître à la pudeur, à la chasteté et à l’amour de l’Homme-Dieu, le disciple perfide de Manex, ce corrupteur à la langue perfide de dragon et aux caresses blasphématoires.
Elle porta une main tremblante à sa cape rouge, la ramenant sur ses épaules comme si ce bout d’apparat en escot pouvait la rendre invisible. Le sol mouillé tremblait sous ses pas, non d’une crainte latente, mais d’un frisson, elle sentait dans ses entrailles l’embrasement d’une mission divine : il fallait ramener l’ennemi à la raison, ou le pourfendre.
Alors, ses lèvres raides pincées et le regard aigu comme une lame d’obsidienne, elle franchit le seuil des sources Dahakiis, prête à arracher à la nuit le disciple dévoyé de la Reine des Putains. La buée l’avalait, elle était épaisse et chaude et lui collait aux cils comme de la fange. L’air était gorgé de sel, d’iode et de soufre, et il lui enflammait la gorge, mais elle persévérait, elle traînerait sa silhouette fluette tranchant le rideau des vapeurs jusqu’au Traître, pour son inexorable dévotion envers l’Homme-Dieu.
Tout autour d’elle, des corps nus luisaient dans la moiteur, ils étaient évanescents sous l’épaisseur brumeuse et ils gloussaient dans cette bacchanale sexuelle et impudique. Des éclats de peau apparaissaient fugitivement sous ses pupilles chastes : une hanche surgie de l’eau, une épaule perlée de gouttes, une chevelure emmêlée, frémissante sous de graveleux soupirs. Les voix étaient tantôt graves et lentes, tantôt aiguës et brisées, tout ce brouhaha de volupté la dégoûtait totalement. Elle avait devant ses yeux chastes et à travers ces tympans un nouveau monde où la chair seule régnait, sans dogme, sans autre but que le plaisir, dans l’abandon le plus total pour la seule gloire que celle de Manex.
Sœur Calax serra les poings jusqu’à planter ses ongles dans ses paumes. Elle sentait le blasphème pénétrer son corps, s’insinuer sous sa robe de bure rouge, tenter d’assouplir la rigueur de sa colonne vertébrale. Elle chassa d’un mouvement de bassin cette impression de douceur qui menaçait de la faire vaciller. Non, elle n’était pas de ceux qui se laissent happer par la simple envie du désir sexuel. Elle était un marteau chauffé à blanc, une épée de lumière venue trancher le mal.
Et puis, elle le vit.
Sir Goldoriel, cet immense Sandragon, ruisselant, à la musculature de bêcheur, accoudé au bord d’une vasque où des bras délicats de femmes et d’hommes s’enroulaient autour de lui et de son entrejambe comme des serpents. Son corps argenté, trempé, étincelait sous la pâle lueur des lanternes à clapotis suspendues aux rochers. Un sourire alangui fendait son visage noble, et sa gorge vibrait d’un rire satisfait alors que deux jeunes éphèbes lui griffaient les cuisses en l’honorant. Sœur Calax s’arrêta net devant cette dégoûtante orgie. Ce n’était pas seulement la débauche qui s’étalait sous ses yeux, mais une forme de plaisir si absolue qu’elle en devenait… mystique. Ce Sandragon n’était pas un simple homme perdu dans les affres de la luxure : il était l’incarnation de l’abandon et de l’irrémédiable, le paladin vivant d’une foi contre laquelle elle, la jeune pure et innocente Kyrmorienne devenue Dahakii, s’était juré de lutter.
Une nausée la prit. Ses jambes refusèrent d’avancer. Une pensée fulgurante, d’une micro-seconde, lui traversa l’esprit comme une bête périssant en son venin sur un fumier : et si elle s’était trompée ? Et si, au lieu d’un damné à sauver, elle faisait face à une vérité qu’elle n’avait jamais osé affronter ?
Mais déjà, les yeux bleus de Goldoriel se posaient sur elle, ils avaient l’air de deux orbes douces. Il avait vu sa présence. Et peut-être même qu’il l’attendait.
Sir Goldoriel ne bougea pas. Il la fixait, le coude toujours posé sur le bord de la vasque, un sourire fugace ourlant ses lèvres alors que les deux éphèbes lui embrassaient le cou et qu’une femme lui massait les épaules en descendant en chatouilles dans son dos. L’eau, caressante, roulait sur ses écailles d’argent, et dans l’épaisse vapeur, son regard semblait brûler d’une lumière azuréenne dans ces bromes vitreux des sources chaudes.
Sœur Calax, elle, se tenait droite, immobile, son cœur tambourinant à ses tempes et sentant l’odeur phosphorée de ses aisselles qui se mêlait à l’évent chaud de l’endroit. Elle n’avait jamais ressenti une chose pareille : une hésitation, un trouble indistinct, quelque chose d’impalpable qui, pourtant, nouait ses entrailles plus sûrement que le jeûne et la prière de l’Homme-Dieu. Tout son être hurlait de fuir, de retourner dans la nuit, loin de cette hérétique scène Manexienne où la chair régnait en maître. Mais ses sabots restaient ancrés dans la pierre mouillée et brûlante, cloués par un poids qu’elle refusait de nommer.
Goldoriel esquissa un hochement de tête et déploya son corps hors de l’eau dans une reptation quasi nonchalante, se dégageant de l’avide étreinte des délicieuses créatures lascives et animales qui décidèrent de mêler leurs sèves brûlantes entre eux. Ses écailles luisaient comme du vif-argent sous les lanternes mises à disposition pour les visiteurs du lieu, et les fines balafres striant ses bras lui donnaient l’allure d’un guerrier revenu des limbes. Il posa un pied sur la terre ferme, puis un autre, et avança vers la béguine avec les yeux hauts et la voix traînante.
– Ma Sœur, murmura-t-il avec une claire tranquilité d’esprit. Vous avez marché cette nuit pour moi. Dois-je y voir une marque d’adoration pour Manex et non plus pour votre Dieu inconnu au bataillon ?
L’ironie dansait au fond de ses prunelles alors que sa queue battait les quelques cailloux qui ornaient ces terres d’alluvion, mais il n’y avait pas que cela. Une provocation, certes. Mais aussi… une curiosité. Une attente.
Elle se raidit sous l’affront.
– J’ai marché pour vous arracher à la damnation, Sir Goldoriel. Pas pour admirer vos simagrées obscènes et vos dévôts qui se perdent dans la dépravation. L’Homme-Dieu ne croit qu’au mariage et à la fidélité. Reprenez raison avant qu’il ne soit trop tard.
Le Sandragon éclata d’un rire clair, un rire sans poids, léger comme la brise qui frôlait les vasques ou comme les écaillures scintillantes dans le milieu du courant provoqué par les lubriques personnages qui copulaient derrière lui.
– Damnation ? Mais regardez-moi, Sœur. Suis-je damné ? Ai-je l’air d’un homme souffrant, d’un homme éteint par le péché ?
Il fit un pas de plus, la dominant de sa haute stature. La chaleur de son corps, encore chargé de la moiteur de l’eau, vint frapper Calax qui détourna ses yeux sur les pieds de l’ennemi, apercevant au passage son écailleuse verge qui luisait.
Mais elle ne recula pas.
–La souffrance viendra. L’Homme-Dieu ne vous laissera pas impuni.
Goldoriel toussa, et dans son sourire se dessina une ombre de mélancolie.
– Je crois, ma Sœur, à vrai dire, que c’est vous qui souffrez.
Il se pencha vers elle en ignorant sa pudeur, et à cet instant, sous le poids de son regard d’un bleu du ciel, elle eut l’impression d’être transpercée. Mise à nu, non par la luxure, mais par une vérité qu’elle n’avait jamais voulu affronter.
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il apparut à cet instant comme une allégorie de la vie primitive, mêlée aux forces splendides de l’attraction, cet ennemi sorti des limons du sexe.
Et alors, pour la première fois, un doute terrible s’insinua dans son esprit.
Un tremblement secoua Sœur Calax, un spasme sec, pareil à un nerf frappé par la pointe d’un poignard alors qu’elle regardait les émois d’ombre et de lumière qui jouaient sur le corps impeccablement sculpté du paladin. Ses lèvres s’entrouvrirent, mais aucun mot ne vint, comme si une main, sa main à lui, lui eût pressé la gorge, l’étranglant sous l’étau d’une révélation dans ce paysage rocailleux, mais humide et doux.
Autour d’eux, la nuit s’épaississait de vapeurs et un voile impudique qui caressait les courbes d’albâtre et les croupes sombres des baiseurs alanguis. Leur impudeur était originelle avec une forme d’innocence, le corps avait pour eux une vie extérieure de nerfs et de muscles, distincte de la vie intime et solitaire de l’âme. L’eau fumante palpitait, vivante, écumante sous les torses musculeux et les poitrines saillantes, et du fond des vasques montait une rumeur molle et des hoquets du plaisir de la chair.
Mais elle ne voyait plus rien. Plus rien que lui.
Sir Goldoriel, debout dans sa nudité d’insoumis, la mattait, la dévorait d’un regard où brûlait une insolence tranquille, et, plus terrible encore, une patience qu’on pourrait qualifier d’infinie, celle d’un dévot qui sait son heure de prière venue. Il ne parlait plus, il attendait. Il la laissait suffoquer sous le poids de ce qu’elle avait fui toute sa vie avec son âme téméraire et candide.
Et alors, il lui sembla qu’une faille s’ouvrait en elle. Une brèche fulgurante et une lézarde couronnant d’un coup la muraille blindée de son âme. Ce n’était pas le péché qui la prenait à la gorge, ce n’était pas la peur du joug de l’Homme-Dieu ou les alertes de Filippo. C’était bien pire que tout cela. C’était un vertige plus primitif, c’était quelque chose qu’aucune prière n’avait jamais su éteindre, une sensation qui brûlait la clarté blonde de sa chair, celle du désir, celle des hormones, celle de l’humain, tout simplement.
Elle recula d’un pas. Puis d’un autre.
Ses sabots raclèrent la roche humide, et dans son corps meurtri par l’abstinence, la lutte se fit aussi titanesque que la danse des Dragons Divins. Fuir. Rester. Vomir ce trouble comme on crache le fiel, ou s’y laisser couler, le boire jusqu’à la lie ?
Un soupir empreint d’une viscérale tétanie s’échappa d’elle, c’était là une litanie arrachée au fond des âges, des âges où l’on se blesse dans son pur et immatériel amour pour une foi que l’on pense inébranlable.
Alors Goldoriel avança encore, lentement, un pas de tarasque après l’autre, laissant paresseusement s’égoutter l’eau qui avait lavé à sa peau les traces de jouissance, jusqu’à ce que l’espace entre eux ne soit plus qu’un tressaillement d’air chaud dans cette ivresse de nature.
– Vous tremblez, ma Sœur, dit-il, et le timbre de sa voix glissa contre elle comme une caresse. Une caresse qu’elle n’avait jamais obtenue de sa modestie prude.ũ
Elle ne répondit pas.
Ses paupières battirent, ses doigts s’agrippèrent à sa cape rouge, ce bout de tissu, cette dernière muraille dressée entre elle et l’abîme d’une presque mort planante.
– Lâchez cela, souffla-t-il. Après tout, je suis dans le plus simple appareil, et vous, vous avez encore tous vos apparats du Temple.
Un instant, elle crut qu’il parlait de l’étoffe alizarine.
Mais non. C’était d’autre chose dont le paladin parlait.
Quelque chose d’enfoui au plus profond d’elle, une torpeur qu’il voyait, qu’il nommait sans un mot alors qu’elle était dans l’horreur livide de l’éclair.
Et, pour la première fois, dans la touffeur impie des sources, Sœur Calax sentit la peur véritable : celle de se reconnaître.
Un silence lourd, épais comme un suaire de plomb, s’abattit entre le Sandragon et l’humaine. Autour, la nuit restait fiévreuse, soulevée par le remous des corps, par les râles chuchotés dans la moiteur des vasques et les troubles et orageux vertiges, mais pour elle, tout s’était tu. L’univers entier s’était rétréci à cet homme, à cette chaleur intangible qui l’encerclait comme un piège sans barreaux.
Ses doigts tout crispés sur sa cape rouge, elle vacilla.
– Vous êtes d’une pâleur lunaire, ma tendre, murmura Goldoriel.
Sa voix n’était plus sur le ton de la provocation hardie qu’il avait l’habitude d’employer. Elle était douce, presque inquiète dans ces sources chargées de lascifs arômes.
Mais Sœur Calax n’entendait plus la douceur, la compassion, ni encore moins l’inquiétude. Son âme, tiraillée entre la pierre et le feu, se débattait dans une tempête furieuse. Un vent de glace et de sables chauds mêlés comme on le voit souvent dans les terres Dahakiis, un chaos de contradictions qui l’éventrait de l’intérieur.
Que faisait-elle là ? Pourquoi son cœur battait-il ainsi, non plus de fureur, mais d’un trouble rampant et insidieux, comme une marée montante qui menaçait d’engloutir jusqu’aux ruines de ses certitudes sur l’inviolabilité sacrée du corps ?
Elle s’arracha violemment à sa stupeur, recula encore, et son sabot buta contre la roche glissante. Un vertige la saisit, son sang coulait d’une large coulée brûlante comme un volcan et dans une seconde d’oubli où son monde de dépendance religieuse servile chavira, et elle bascula.
Mais Goldoriel fut plus rapide.
Dans la précipitation de la chute, il la rattrapa avant que son corps ne heurte le sol brûlant et les degrés boulants. Sa main était grande et chaude, écailleuse, et elle s’enroula autour de son frêle poignet d’albâtre, et alors, dans cette étreinte il y avait tout : la force d’homme, la maîtrise, l’inévitable désir qui ne se réduit pas juste à un aimable badinage.
Un frisson violent et atroce la traversa.
– Lâchez-moi ! Saloperie de saurien !, vitupéra- t-elle en agitant ses genoux sur l’amas des feuillages où ses pieds nus trottaient.
Mais ce n’était plus la colère dans sa voix. C’était un aveu d’abandon.
Un aveu qu’elle-même n’osait formuler, et qui, pourtant, vibrait dans le silence tendu entre eux, alors qu’il était agrippé à la soie chaude de son poignet.
Goldoriel la fixa avec une joie rusée. Puis, sans dire mot, il desserra ses doigts sauriens et recula.
Elle chancela, reprit pied, haletante comme si elle portait sa vie moite dans sa poitrine.
– Alors, le saurien vous prie de retourner au temple, ma Sœur. Votre place n’est pas ici.
Sa voix était calme et dépourvue d’un quelconque sarcasme.
Calax ouvrit la bouche une nouvelle fois, mais rien ne vint.
Alors elle tourna les talons nus, sa cape flottant derrière elle comme une traînée de sang vermeille dans la nuit, et elle s’enfonça dans l’obscurité, fuyant, fuyant à perdre souffle sur les pierres abruptes et les duvets moussus des sources, fuyant loin de cet homme, de ce traître, loin de cette main qui l’avait effleurée, loin de ce regard qui avait vu, au fond d’elle, ce qu’elle refusait d’admettre.
Mais il était trop tard.
Elle le savait.
Une faille s’était ouverte.
Et rien, jamais, ne refermerait la brèche.
Sœur Calax franchit d’abord les onduleuses cimes vertes, puis le porche du Temple de l’Homme-Dieu comme une ombre en peine, le regard mouillé de la femme qui a commis l’adultère, les tempes battantes sous la morsure du doute. Les lourdes portes de bois sculpté de serpents ailés se refermèrent derrière elle dans les soupirs des gonds, et tout le sanctuaire s’étendit devant elle, elle voyait alors là, pour la première fois, un tombeau de pierre et de silence où elle espérait noyer l’incandescence barbare qui la ravageait.
Mais le feu était en elle désormais, tapissé sous son derme comme un monstre lové au creux de son bas-ventre.
Elle s’agenouilla devant l’autel de l’Homme-Dieu, ses doigts maigres serrant un chapelet d’os poli, et dans la pénombre vacillante des cierges encore tièdes des prières du culte, elle pria. Longtemps. Jusqu’à ce que les mots deviennent des murmures sans trop de sens, jusqu’à ce que sa langue, desséchée, peine à articuler les saintes syllabes sur tout ce dégoût qu’elle ressentait pour le Sandragon, pour Manex, pour la dépravation, et pour elle-même. Mais rien ne venait, aucune paix, aucune absolution.
Lorsque l’épuisement la terrassa enfin, elle gagna sa chambre de colocataire. Elle n’y voyait plus qu’un réduit austère aux murs nus, où trônait en son centre une paillasse rêche, et non un petit nid d’oiseau. Elle s’y laissa tomber, les paupières à demi closes, cherchant à fuir la mémoire brûlante de cette nuit, de cet homme sculpté comme un…Dieu, de cette écailleuse main qui l’avait effleurée.
Mais le sommeil, loin d’être un répit, fut une déchirure.
Car aussitôt, Manex, oui, Manex, la Reine des Putains elle-même, vint.
Elle s’insinua dans ses rêveries habituellement douces comme une coulée de sperme, s’empara de son esprit avec la langueur d’un venin de serpent qui coule des crocs goutte à goutte. Calax se vit dans un temple aux colonnes de chair et veineuses, nue dans ce sanctuaire où l’air même frémissait de soupirs, d’effleurements, de caresses et où des bras étaient noués à des cous, et des sexes à des hanches dans un entrelac de sèves brûlantes et blanches. Et au centre, sur un tabouret vert gigantesque, siégeait Manex, la Déesse callipyge, toute belle et sanglée dans une lanière qui lui ceinturait les hanches et dévoilait l’encolure de sa proéminente poitrine.
Sa silhouette était floue, changeante, tour à tour voluptueuse et serpentine, toute faite d’une luxure informe, sensuelle et absolue. Ses lèvres étaient pleines et charnues comme des fruits éclatés, elles murmurèrent des mots sans son qu’il était impossible de comprendre.
Autour, tout n’était que chair ondoyante. Des corps palpitants qui s’emmêlaient en un tourbillon d’extase, tout une marée de peaux offertes dans cette simplicité de nature, de bouches avides pleines de liquides tantôt transparents, tantôt blanchâtres. Un monde sans entraves, sans honte, sans nulles prières autres que l’ardente passion de corps qui s’aiment.
Et là, au milieu de ce tumulte de volupté, Calax se vit.
Nue.
Ses jambes cédant sous des baisers impies de tas de gorges avides qui embrassaient ses mollets, ses jambes offertes à des mains anonymes, sa foi dissoute dans l’ivresse du plaisir.
Elle voulut hurler, se débattre, mais ses membres ne lui répondaient plus. Elle sombrait alors, aspirée par cette débauche vivante, et le rire de Manex, d’une douceur presque maternelle, enveloppa son esprit dans un carcan de satin et de désir sans pudeur d’un quelconque orgueil.
Puis, dans toute cette confusion, un spasme violent la réveilla.
Elle était trempée de sueur acide et sa robe de bure rouge était collée à sa peau frémissante. Son souffle saccadé soulevait ses petits seins roses, et ses doigts étaient agrippés aux draps rèches et tremblaient.
L’ombre de cette foutue nuit pesait encore sur elle, et pourtant, dans l’obscurité de sa piaule qui lui paraissait atroce, une certitude la transperça.
Manex avait planté une graine en elle, comme ce que font les hommes pour leurs épouses selon l’Homme-Dieu. Mais là, c’était une graine de péché. Une graine de pécheresse.
Et malgré toute sa foi envers les paroles de Filippo, malgré toute sa haine envers la Reine des Putains, malgré tous ses jeûnes, ses serments, sa dévotion…
Elle ne pourrait plus jamais l’arracher.
L’aube était blême et glaciale et trouva Sœur Calax agenouillée devant l’autel, les traits tirés par un éthéré frisson nuptial, les cernes creusant son visage déjà ravagé par l’ascèse. Mais ses prières, cette fois, n’avaient plus la pureté d’autrefois. Elles sonnaient creuses, presque mécaniques, voir même inutiles.
Toute la nuit, la vision de Manex l’avait poursuivie, elle s’était brodée sous ses paupières closes comme les fureurs d’un ardent amant. Chaque soupir de ces courtisans, chaque frémissement des doigts contre sa peau blanche, chaque caresse lui revenait en mémoire avec une obscène clairvoyance. Elle avait beau se fustiger, creuser ses ongles dans sa chair jusqu’à laisser d’épais sillons rouges perlés de sang, rien n’y faisait.
Là, devant la statue de l’Homme-Dieu, elle sentit quelque chose se fendre en elle. Une fracture infime mais néanmoins irréversible.
Ses lippes murmurèrent une dernière litanie, et, dans un mouvement presque inconscient, ses doigts dénouèrent sa cape rouge. Lentement, elle la passa sur ses épaules et la referma.
Puis elle se leva.
Sortie du temple.
Et marcha.
Elle subtilisa de nouveaux sabots trop grands pour elle et se raffermit à mesure qu’elle traversait les rues encore assoupies de Dahak. Un vent froid s’engouffrait dans les ruelles, fouettant son visage, mais elle ne frissonnait pas, ne pensant là qu’à la misère de son flanc sans amour.
L’idée était là, tapie dans un recoin de son esprit depuis son réveil. Il fallait le revoir. Elle devait le revoir. Non pas pour le ramener à la raison, ni pour tenter de le convertir.
Elle devait simplement, purement, animalement le revoir.
Goldoriel.
Elle ne savait si c’était pour l’affronter ou pour succomber.
Ses pas la portèrent, sans qu’elle n’ose trop y penser, vers les sources chaudes. La brume s’élevait en volutes paresseuses et brûlantes au-dessus des bassins de pierre, effleurant les cimes d’arbres sombres qui entouraient le lieu. L’eau fumante était lourde des soupirs de la veille et gardait encore l’empreinte des âmes venues et déceinturées qui s’y étaient délassées dans l’oubli du plaisir Manexien.
Et lui était là.
Appuyé contre une paroi, les bras croisés sur son torse d’écaille argentée, il la regardait approcher avec une expression indéchiffrable, avec des yeux délicieux.
Elle s’arrêta, à quelques pas de lui, sentant la chaleur moite des sources et le coup de la passion l’envelopper comme un manteau de bure.
–Vous êtes revenue, murmura le paladin.
Ce n’était pas une question, juste une constatation.
Calax ouvrit la bouche, cherchant une justification sur son retour, une excuse, une raison quelconque qui ne soit pas celle qui hurlait en elle ou de son cœur meurtri qui se gonflait depuis la veille d’une peine brusque.
Mais aucun mot ne vint.
Goldoriel la dévisageait de haut en bas, il fixait de ses genoux à sa poitrine, et son regard luisait d’une lueur tendre qui avait quelque chose entre l’amusement et la curiosité, devant cette femme, partagé entre l’ardeur sensuelle et une sorte d’attachement. Ses écailles d’argent, miroitantes sous la vapeur des sources, semblaient capter la lumière incertaine du matin naissant, donnant à son corps une brillance spectaculaire.
Sœur Calax sentit les valves de son cœur battre sourdement dans sa poitrine. Chaque pulsation résonnait comme le glas. Que faisait-elle ici ? Elle l’ignorait encore, ou du moins feignait de ne pas le savoir.
– Vous n’avez pas réussi à me chasser de vos pensées, pas vrai ? souffla Goldoriel avec un sourire.
Sa voix était un murmure de velours et alors, Calax serra les poings sous sa cape, sentant les griffures de la veille qu’elle s’était aussi infligée.
– Je suis venue… pour comprendre, répondit-elle, avec toute la sensiblerie du monde dans ses prunelles.
– Comprendre quoi ?
Elle le fixa, comme désemparée. Comprendre quoi ? Le pouvoir insidieux de Manex qui s’insinuait en elle, corrompant sa foi avec la douceur d’une lente et douloureuse torture ? La fièvre qui l’avait consumée toute la nuit, l’ombre des corps enlacés et des rythmes des hanches qui dansaient encore sous ses paupières closes ?
Ou comprendre… tout simplement… pourquoi elle était revenue.
Goldoriel s’avança d’une pesée légère. Son odeur masculine lui parvint, réveillant en elle une peur viscérale, la peur d’une femme seule face à un homme dans la plus claire nudité. Pas la peur du danger, non… Mais la peur probable d’elle-même.
– Vous tremblez, dit-il doucement, d’une parole câline.
Elle s’aperçut alors que c’était vrai, sentant le bourdonnement léger de son sang à ses tempes.
Il leva une main et effleura du bout de ses ongles draconiques le tissu de sa cape.
– Je ne suis pas un démon, Sœur Calax. Seulement un homme qui vit selon les lois de la déesse que vous haïssez.
– Vous souillez les âmes et les corps, lâcha-t-elle dans un dernier sursaut de colère.
Goldoriel ne recula pas. Son sourire s’élargit et il afficha un rictus presque tendre pour un Sandragon de son gabarit.
– C’est là où vous faites fausse route. Je ne les souille pas. Je les libère.
Elle aurait dû répondre en lui balançant des contre-arguments vitupérés par Filippo, se détourner, fuir.
Mais elle resta là, affermie dans ses aplombs.
Et dans le souffle humide des sources, sous le regard du bleu du ciel du Sandragon, quelque chose en elle, imperceptiblement, recommença à se briser en fixant la claire nudité de l’homme en face.
Sœur Calax n’avait jamais eu conscience du poids de sa propre carcasse humanoïde avant cet instant. Tout son être, ligoté dans la rigueur et la foi, se tendait, était crispé dans son illusion de béguine et de dévote. Goldoriel était là devant elle, dans la fraîcheur moite du Nord des Terres d’Izuvis, le beau, l’excitant Goldoriel, si proche qu’elle percevait la chaleur de sa peau d’écaille, la respiration lente et posée d’un être qui ne connaissait ni l’angoisse ni le doute et qui vivait dans la plénitude de sa volonté.
Elle voulut reculer, détourner les prunelles, s’arracher à cette envoûtante torpeur qui menaçait de l’engloutir, à ce désir nouveau et incorrigible qui brûlait dans son sexe et cette envie ultime de dépossession. Mais elle ne bougea pas.
– Vous êtes effrayée, murmura le Sandragon.
– Non.
Le mensonge se heurta à ses lèvres desséchées. Bien sûr qu’elle avait peur. Pas de lui. Pas même de Manex.
Mais de ce qu’elle-même pourrait faire si elle s’autorisait une seule foulée de plus.
Goldoriel, impassible, laissa son doigt longer le bord du rouge du tissu, sentant alors les frémissants duvets du corps de la femme et l’enragement de ses nerfs tordus.
– Vous avez tant de colère en vous, petite Sœur. Tant de violence et de frustration…
– Vous ne savez rien de moi, siffla-t-elle en resserrant ses doigts sur le tissu rêche de sa bure.
– Détrompez-vous. Je sais que vous êtes revenue.
Le silence fut sa seule réponse.
Les vapeurs des sources chaudes ondulaient autour d’eux, les enveloppant d’une moiteur suffocante mais aussi d’une sensation mousseuse d’attraction. Calax sentit une goutte glisser le long de sa nuque, se perdre sous ses vêtements, et ce frisson de chaleur lui parut comme une gifle.
Elle ferma les yeux. Essaya à nouveau, comme la veille, d’invoquer l’Homme-Dieu. Essaya de le voir, de le sentir, de se rappeler pourquoi elle était ici. Mais la seule image qui surgit dans l’obscurité de son crâne, dans cet épais nuage de poussière, fut celle de Manex, vautrée sur son tabouret vert de luxure, son rire lubrique éclatant dans les recoins de son esprit.
Elle rouvrit les yeux, deux larmes chaudes coulaient de ses longs cils d’ébène.
– Vous êtes sérieusement venue me convertir ? demanda Goldoriel en riant.
Elle secoua la tête devant cette honteuse question.
– Je suis venue…
Mais elle ne termina pas sa phrase.
Car elle ne savait même plus ce qu’elle voulait dire.
Goldoriel ne dit rien et hocha juste légèrement ses épaules épaisses. Il la contempla un long moment avec un éclat indéchiffrable dans le regard. Puis, sans dire mot, il se détourna, s’éloignant lentement vers les bassins fumants.
Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que Sœur Calax l’observait, qu’elle regardait sa queue saurienne aux nombreuses pointes, ses fesses cambrées, ses bras musclés et saillants, que ses pensées libidineuses se mêlaient à ses désirs, qu’elle se perdait dans les labyrinthes tortueux de son âme de pieuse et chaste femme, entre la dévotion qu’elle se forçait à maintenir et la tentation grandissante de l’abandon à la volupté.
Alors, comme pour achever de briser l’équilibre fragile qu’elle tentait de préserver, il se tourna de nouveau vers elle.
– Vous pourriez me suivre, vous savez. Vous pourriez me laisser vous montrer un autre chemin que celui de la frustration et du malheur.
Ses mots étaient doux et presque câlins et se faufilèrent en elle comme un délicieux nectar. Sœur Calax frissonna, ses poings se serrant de plus en plus fort, comme si elle voulait contenir cette fièvre abrasive qui montait et qui l’embrasait de l’intérieur, mais aussi l’engourdissait dans une torpeur de ruminante placide.
– Vous vous foutez de moi, Traître, scanda-t-elle avec un timbre de voix brisé par l’amertume.
Goldoriel s’approcha de nouveau et sa silhouette se dessina dans la brumaille épaisse des sources.
– Oh non, loin de moi l’idée de me foutre de vous, Sœur Calax. Je vous observe simplement. Je vous vois, vous qui vous cachez derrière votre foi, qui vous torturez de l’intérieur, qui luttez contre des désirs que vous ne comprenez même pas…
Elle se sentit envahie par une chaleur nouvelle, celle du doute et de la rébellion, montées au fond d’elle. Les mots prononcés par Goldoriel la frappèrent avec la précision d’un coup de lance brisée et chaque parole piquait sa certitude et ébranlait tous ses principes si durement acquis. Et, malgré la fureur qui bouillonnait en elle, une partie de son esprit voulait savoir. Voulait comprendre.
Il s’arrêta juste devant elle, il était si proche qu’elle sentait la chaleur émanée de son corps et la douce pression de l’air autour d’eux.
– Vous n’êtes pas une sainte, murmura-t-il. Vous êtes une femme. Et toutes les femmes ont un désir, qu’elles l’acceptent ou non.
Elle voulait crier, s’éloigner, repousser cette pulsion qui lui dévorait l’entrecuisse. Mais son corps, traître, se laissa guider et sans dire nul mot, elle s’avança vers lui. Ses lèvres se frémirent de l’angoisse du geste, mais un besoin plus fort l’emporta. Elle leva les mains, se plaçant doucement sur son torse de Sandragon, sentant l’indécence de son écailleuse peau nue et dévoilée contre les tissus de sa robe. Puis, sans hésiter plus longtemps, elle le poussa lentement vers le bassin d’eau, et, dans un geste fulgurant, l’embrassa.
Ce baiser, au départ timide, se mua en un acte brûlant et désespéré, comme si elle cherchait à s’emparer de lui pour se sauver de la folie du stupre qui menaçait de l’engloutir toute entière. Ses lèvres se pressèrent contre les siennes, avides et désireuses de goûter à cette douceur interdite et tant décriée par Filippo, et elle donnait là l’air d’une gloutonnerie infatigable.
Goldoriel la laissa faire, presque hagard, tout en répondant avec une lenteur certaine pour être sûr de son consentement. Ils s’éloignèrent enfin, reculant du chemin principal tout en se délectant de ce moment d’extase, allant vers l’ombre plus large des roches sur la coulée verte et le cri rauque des corneilles tournoyant autour des hautes fissures.
– Alors, vous comprenez maintenant, Sœur Calax. Vous êtes comme moi. Et vous ne pourrez plus jamais revenir en arrière.
Un frisson parcourut la peau de la béguine, c’était là un frisson qui n’était plus de peur, mais d’excitation pure et dure. Elle n’avait pas la force de répondre. Elle savait, tout simplement, que cet instant était irréversible, et que cette bravoure fraîchement acquise de son corps équivalait à la hardiesse de son esprit. Les sources chaudes continuaient de bouillonner, mais le bruit du clapotis de l’eau s’éteignit dans le tumulte de leurs corps qui se rejoignaient, se cherchaient, se trouvaient dans la parade nuptiale. Les doigts de Calax se crispèrent sur les écailles de Goldoriel, et son cœur, son pauvre petit cœur de femme de foi, battait à une cadence effrénée, on aurait presque dit un tambour de la Baie du Gong résonnant dans sa poitrine.
Goldoriel, sans un mot, la prit dans ses bras, ses mains fermes glissant sous la robe de bure et sous ses broussailleuses aisselles, la soulevant légèrement pour la poser contre le rocher lisse qui bordait l’eau tout en lui ôtant ses apparats. L’ozone autour d’eux crépitait en légères décharges. La chaleur de la pierre contre sa peau nue fit éclater en elle un flot de sensations contradictoires : douleur, plaisir, dégoût et désir, et sa gorge palpitait, éperdue sous cette nouvelle mort planante. Son corps, pourtant encore emprisonné dans ses vœux, s’abandonnait, se dérobait à la lutte intérieure face à l’agonie de la volupté. La pression de son torse contre le sien, la douce caresse de ses mains parcourant sa peau, tout l’entraînait dans un tourbillon où chaque pensée de foi, chaque image de l’Homme-Dieu, s’effaçait dans un nuage d’oubli.
Elle enroula ses jambes autour de lui dans un geste d’absolue soumission, une acceptation qu’elle n’aurait jamais cru capable de faire. Elle le regarda droit dans les yeux et sentit ses genoux s’écarter dans cette force inconsciente et soudaine du désir. Elle lui baisait le cou et les épaules dans le tressaillement de sa souple nouvelle vie charmée. Car oui, elle n’était plus Sœur Calax, la pure, la dévouée. Elle n’était plus qu’une femme, un corps qui répondait aux gestes d’un autre, un être qui se laissait engloutir par la chaleur de la passion.
Les mains de Goldoriel glissèrent sur son dos, la pressant contre lui, avant de redescendre, cherchant une intimité plus directe alors qu’elle avait les dents serrées, la tête rejetée en arrière dans ses fureurs encore timides. Elle gémit, un son qui lui sembla étrange, presque honteux, mais qu’elle n’eut pas la force de réprimer. Elle se rendait, pas seulement à lui, mais à ce désir qui la consumait, à la déesse Manex, à tout ce qu’elle avait renié et détesté jusque-là. Elle savait, au fond, que cet instant n’avait rien de divin, qu’elle demeurait là sous les caresses du mâle ardent une passive amante, et soudain sa vie de chaste déchirée cria. L’âme rouge des noces agonisa dans le plaisir et la douleur.
Goldoriel, sentant la transformation qui s’opérait en elle, se pencha pour murmurer à sa petite oreille en lui léchant doucement le lobe :
– Vous êtes belle, Sœur Calax. Et enfin libre.
Ah, la liberté. Un mot qu’elle n’avait jamais vraiment compris.
Elle se haussait, la gorge serrée, l’esprit noyé dans un torrent de sensations qu’elle n’avait pas prévues, qu’elle n’avait pas voulues, mais qu’elle ne pouvait plus ignorer. Elle était la vierge déflorée par un Manexien. Et ses lèvres retrouvèrent les siennes, plus fiévreuses, plus ardentes, comme pour sceller ce baptême d’une toute nouvelle passion de vie libre, roulant sa tête dans sa poitrine en lâchant des multiples râles.
Il la fit glisser contre le rocher, l’ivresse n’étant pas finie et qu’elle ne pourrait plus jamais revenir en arrière. L’étreinte entre Sœur Calax et Goldoriel s’intensifia, leur corps se mouvant dans une parfaite synchronisation, comme s’ils étaient deux âmes vouées à se perdre ensemble dans l’immensité de la tentation, et les sèves, les grands courants du monde, étaient à ce moment pour elle dans le sexe du mâle. Les éclats de plaisir se succédaient, ils étaient aussi dévastateurs que délicieux, et elle, elle aspirait le vent, les bromes, l’haleine musquée des eaux alors que les battements effrénés de leur cœur troublaient l’air. Sous l’influx nerveux, elle palpitait, fiévreuse, brûlante, et effaçait un peu plus la dévote qu’elle avait été… Sœur Calax n’étant plus qu’une créature de désir, de chair et de feu.
Elle se sentait emportée, flottant dans un océan d’extase, poussant des cris voluptueux et souffrants avec son corps abandonné à des sensations qu’elle n’avait jamais cru pouvoir éprouver. Ses mains s’étaient accrochées à lui, ses soyeuses paupières s’étaient refermées, et elle cherchait à l’enfoncer plus profondément dans ce maelström d’émotions et d’incontrôlables pulsions. Les écailles froides de Goldoriel étaient devenues une source de chaleur, de vie, qu’elle ne voulait plus quitter, surtout quand il revenait en elle. Elle voulait se perdre, se dissoudre dans ce flot d’impulsions animales, au point d’oublier tout le reste, lui donnant inépuisablement le faste nuptial de sa jeune beauté.
Les ciels abaissés, nués d’ardoises, bruinèrent en pâles lumières sur ces deux corps en train de faire l’amour. Soudain, la saillie se termina, dans un bruit de succion avide et d’un relâchement rauque de mâle vidé. Les corneilles s’envolèrent, les bromes musquées de l’eau sous le vent du nord se mêlèrent aux arômes du stupre. Elle, elle était désormais à genoux, et le sourire était la fleur de ses lèvres, une fleur qui monte du plus profond d’elle, toute pâle, comme une fleur des eaux, semblable à la conque d’un blanc nénuphar au bout de sa tige flexible. Une apparence de pensée, ressemblante à la paroi abrupte d’une roche ou aux assises sombres d’une falaise surplombant les eaux profondes d’un abîme, se refléta dans ses prunelles d’une limpidité admirable. Tout autour, telle l’onde immobile des sources qui baignait le pied des falaises, une clarté plus grande transparaissait, une clarté véritablement céleste quand elle le regardait, elle assise, lui debout, droit dans les yeux. Elle ne laissa percevoir que cela : une lumière extraordinaire et neuve dans son regard, l’amour infini qu’elle portait désormais à Manex dans cette déferlante de débauche, alors qu’elle avalait le reste de la semence qui s’imprimait sinueusement le long de sa gorge. Ses doigts effleurèrent légèrement la cuisse du Sandragon debout à la haute stature, qui l’admirait alors, fier de sa prestation de force brutale. Il ne savait pas si elle n’allait pas se dissoudre comme un fluide subtil qui semblait se perdre dans l’air.
“Comment expliquer cela à l’Homme-Dieu ?” glissa-t-elle, ouvrant joyeusement la bouche après avoir épuisé la sève du disciple Manexien heureux en face d’elle. Ses cheveux, en cascades désordonnées, brillaient d’une lueur d’algue marine et de poix, et son sourire, ce sourire d’étrange tendresse mêlée à une voracité apaisée, éclairait ses traits de femme prête à tout pour se revautrer dans la bauge de l’obscenité.
– Voilà. Regardez-là, ma chère Soeur : vos rides d’amertume ont presque déjà disparues. Vous avez tenté de lutter avec l’énergie du désespoir, en donnant des coups de corne d’un taureau qui sent l’estocade proche, pour au final, quelle conclusion ?
Elle s’était rejetée en arrière, pantelante, l’échine arquée sous la secousse. L’eau grasse ruisselait sur ses tempes, coulait en ruisseaux le long de sa gorge tendue, buvait le creux de ses petits seins battants. Elle voulait fuir, s’arracher d’un sursaut à l’étreinte qui la tenait encore, mais ses jambes, molles comme celles d’une bête saignée, refusaient l’effort.
En face, Goldoriel s’étira dans l’onde, vidé, repus, large et insolent, les coudes enfoncés dans la pierre tiédie. Ses yeux de reptile luisaient sous les pales rais du soleil timide, fendus d’un éclat de moût de mâle comblé.
– La bête a pris sa pâture. Vous avez crié, vous avez mordu, et pourtant, vous voici là, étalée, la peau tendre encore frémissante. Que reste-t-il de vos prières ?
Elle ressentit un spasme au creux du ventre, quelque chose de brûlant, de mal pour son amour-propre. Elle voulut cracher à ses pieds, mais sa bouche, sèche d’avoir trop tremblé, ne livra qu’un souffle teinté de désirs et de regrets.
– Comment expliquer cela à l’Homme-Dieu ? Et à Filippo ?
Goldoriel laissa échapper de sa gueule saurienne un rire charnu qui roula dans la brumaille moite. Il se redressa et laissa l’eau s’ouvrant sur ses hanches puissantes, et prit le menton de la nouvelle hétaïre entre ses doigts.
– Expliquez-lui comment vos lèvres se sont ouvertes. Comment vos reins ont cédé sous mes paumes. Expliquez-lui le goût de la fièvre et la moiteur de la faute.
Elle ferma les yeux. Elle voulait hurler, gifler, courir. Mais sous sa peau tendue cognait un autre cri, un appel plus impérieux, une faim née dans l’ombre du temple et que nul psaume n’avait su éteindre. Les entrailles bouillantes, ayant au frémissement de ses narines son odeur de stupre, elle fut prise d’une grande honte pour cet égarement.
– Vous êtes un démon, souffla-t-elle en sortant de l’eau, ôtant de nouveau bas, sabots et robe de bure.
– Non, ma Sœur. Je suis ce que votre chair réclame.
Elle recula, titubante dans ce désarroi tout neuf pour elle, et son cœur encore sensible du sagouinage cognait la panique et le désir. Elle devait partir, elle devait s’arracher à cette gueule Manexienne qui la dévorait toute.
Mais déjà ses pas trahissaient sa volonté. Il fallait qu’elle se confesse au Temple, qu’elle s’entretienne avec Filippo et l’Homme-Dieu, qu’elle reprenne sa pénitence.
Mais qu’avant la prochaine aube, elle reviendrait.
Narré par Aetherya et écrit par Kax, inspirée par un astre lumineux 🌟