Écumes et Soupirs – Partie 2 [1557 C.M]

C’est à l’extrême Ouest du Farimor, sur l’île de Zhora, que l’Oeil de Rubis s’affreta. Son propriétaire et maître des lieux, le Capitaine Fortesque, avait convoqué les meilleurs contrebandiers des quatre coins d’Izuvis : Lunacide d’Avany, Tom Harkness dont on ignorait la provenance, des Téhuns des Terres englouties, ainsi qu’une foule innombrable d’esclaves, de mercenaires et de femmes. 

Les célébrations du Dieu-Piques n’étaient qu’une excuse de plus pour s’adonner aux frivolités que les pirates apprécient le plus en ces temps compliqués : boire, baiser, dormir, et continuer à boire. Ces derniers temps, les Dragons Pourpres avaient intensifié leurs attaques contre les pillards ponants, et déjà que l’existence nomade sur les flots n’était guère dénuée de périls, l’éventualité d’une attaque fulgurante d’un chevalier-dragon de la troupe du Prince Gaistax enflammant la coque d’un navire ne faisait qu’ajouter de la gravité à la situation.

Max, observant le spectacle depuis la place qui lui était accordée parmi ses pairs capitaines, n’avait jamais contemplé une foule aussi dense, aussi insolite et inquiétante en un même lieu. Les adeptes du Dieu-Piques, bien que vêtus de tenues raffinées quoique lubriques lorsqu’ils intégraient les équipages, avaient le grand air qui les rendait à leurs usages immémoriaux. Sur leurs torses nus, hommes et femmes arboraient des vestes de cuir, des guêtres scintillantes, ceintes à la taille par des grandes piques de fer, et leurs corps étaient luisants d’huile de naphte. Tous festoyaient avec abondance, se régalant de coquillages nappés de miel et de piments trempés dans la gnôle, et s’enivraient à outrance de bière tiède, puis vomissaient des injures grasses par-dessus les flammes des feux de camp. L’air était saturé des gémissements âpres et des hoquets gutturaux qui résonnaient jusque dans l’organe de Jacobson de Max.

À ses côtés siégeait Tom, magnifiquement paré d’une tunique de laine noire, et agrémentée d’un dragon d’obsidienne. Contrainte par les exigences de son statut de Capitaine à afficher un sourire, elle s’exécutait avec une telle application que ce masque devenait une véritable souffrance. Ses yeux tentaient désespérément de retenir des larmes chaudes, vestiges probablement d’un excès d’encens inhalé la veille dans la cabine… et d’une multiplicité de petites morts. Elle redoublait d’efforts pour les dissimuler, craignant que Tom ne perçoive qu’il en était la cause, tandis qu’elle se touchait parfois le bas-ventre, victime des tourments d’un émoi intérieur, où des papillons se mêlaient aux fluctuations hormonales. Les plats se succédaient, portés par des Elazhiennes nues qui présentaient tour à tour viandes fumantes, poissons volants, et même quelques pâtisseries exquises de Brigal. D’un geste, elle refusait tout, le cœur au bord des lèvres. Rien ne passerait. 

Aussi souriait-elle, immobile dans son corset bigarré et son pantalon en cuir marron, une chope de cervoise tiède à la main, n’osant rien grignoter, condamnée à s’entretenir, muette, avec elle-même. “Tu n’as pas le droit de céder, bordel, Max. Tu t’es laissée prendre, bordel de merde, non !”. Installés devant le dais de la déité Zhoraienne, les rhapsodes enchantaient la plage de sable de leurs mélodies. Un jongleur, le zob tournoyant, faisait voltiger des cascades de torches enflammées, alors que les esclaves félines veillaient à ne jamais laisser les godets demeurer vides. Mais de la bière, elle n’avait que faire. Ce qui l’enivrait, c’était la présence du Capitaine Harkness, si encore avait-il été Capitaine un jour, étant donné qu’elle ignorait tout de lui. 

Le Capitaine Fortesque repris sa corne à boire, l’emplit de bière à même un fût disposé dans l’angle, et la brandit vers la Shakrass.

Bois, dit-il, abrupt.

– J’ai suffisamment bu, et…

– Bois. Ton hôte te l’ordonne.

Max prit la corne et obéit. L’âcreté de la bière noire lui piqua les yeux. 

Elle savait exactement pourquoi Fortesque la faisait boire. C’était lui qui lui avait offert l’Oeil de Rubis, son ancien voilier à deux mâts, avant qu’il ne vole sournoisement une Goélette à doubles huniers dont il balança le propriétaire aux requins. 

Hideux demi-elfe, le Dieu-Piques auquel il croyait l’avait mis à la portion congrue. Il était brun, les cheveux courts et gras, et outre son faciès des plus abjects, il avait un pif écrabouillé qu’empirait la saillie monstrueuse de son front. Max le méprisait quand il faisait claquer ses jambes courtaudes et abruptes sur elle, elle le méprisait quand il lui parcourait du dos de l’index le sillage de son échine, elle le méprisait encore plus depuis leur première rencontre sur le port de Caer Yrall.

Fortesque, aveuglé par un amour ardent et dévorant depuis des années, ne parvint jamais à discerner que l’affection de Vermax Mesh’Maax n’était qu’un outil, une ruse minutieusement déployée pour s’assurer de sa loyauté. Il s’imaginait être l’objet d’une tendresse sincère, ignorant que, pour la Shakrass, il n’avait toujours été qu’un moyen d’accroître son influence et de garantir sa survie. 

Avant sa rencontre avec Fortesque, Vermax n’était qu’une âme égarée parmi les siens, une enfant indocile aux cheveux toujours en broussaille, errant sans but à travers les sentiers sinueux de la Cité de Brigal. Au sein de sa tribu de Shakrass, elle incarnait un paradoxe vivant : tandis que ses pairs se délectaient des activités sauriennes, s’adonnant avec ferveur aux rites et à la chasse, la jeune Vermax Mesh’Maax ne manifestait qu’une apathie croissante, un désintérêt flagrant pour ces traditions qu’elle trouvait primitives. Son esprit était ailleurs, hanté par des songes d’évasion, de découvertes et de vastes horizons. C’est ainsi qu’un jour, alors que ses rêves d’aventures l’avaient portée jusqu’à Caer Yraal, un port lointain où elle se plaisait à contempler les navires des marins, l’inéluctable frappa. Tandis qu’elle errait, perdue dans ses pensées, admirant ces vaisseaux qui, pour elle, représentaient la promesse de la liberté, le destin s’acharna sur sa tribu. La majeure partie des Shakrass, partis dans les jungles denses d’Elrhim à la recherche de feuilles de palmes, furent impitoyablement massacrés par des dinosaures.

La chute de Max dans les abysses de la déchéance fut aussi inexorable que tragique. Privée du refuge de sa tribu, désormais anéantie, et dépossédée des repères qui avaient autrefois balisé son existence, elle erra sans but, comme un vaisseau sans ancre, à la merci des courants. Livrée à elle-même dans les ruelles sordides de Caer Yraal, elle découvrit bientôt que ses rêves de liberté s’étaient mués en cauchemars, et que la survie avait un prix que peu étaient prêts à payer. Dans cette cité portuaire où les lois étaient aussi fluctuantes que les marées, Vermax, encore jeune et vulnérable, fut rapidement aspirée dans un tourbillon de misère. Dépourvue de ressources, affamée et désespérée, elle se résigna à vendre ce qui lui restait de plus précieux : son corps, mais pas dans une maison de passe ou un bordel non, mais en restant proche de certains hommes contre un repas, un lit douillet et quelques cigarettes. Cette prostitution masquée devint pour elle un moyen de subsistance, une dégradation nécessaire. Elle fut contrainte d’endurer les regards de stupre et les mains avides de marins enivrés, de marchands cupides, et de pirates déchus, chaque nuit érodant un peu plus ce qu’il lui restait d’innocence. Elle développa une habileté pour le vol, subtilisant pièces et objets de valeur à ceux qui la méprisaient, jusqu’à sa rencontre avec Fortesque, qui l’aida à quitter les bas-fonds de Caer Yraal pour s’élancer en mer où elle s’était juré de ne plus jamais être à la merci de quiconque… sauf de lui, par pur intérêt diplomatique, dirons-nous. 

Perdue dans ces pensées précises alors que sa choppe trinquait contre celle de son hôte, le soleil n’avait accompli qu’un quart de son ascension au zénith lorsque Karg, son contremaître, se mit à se souiller de sa propre urine.

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Pendant ce temps, Tom Harkness restait en retrait, une chope à la main, balayant la foule du regard. Ce cirque de pirates et de putains l’amusait autant qu’il le répugnait. Les rires gras, les corps en sueur, l’odeur de bière tiède et de viande grillée, tout cela formait un tableau familier, presque rassurant, mais aussi désespérément banal. Tom aimait se fondre dans la masse, jouer le jeu, mais ce soir, quelque chose le dérangeait.

Son doigt effleura machinalement le dragon d’obsidienne qui pendait autour de son cou. Ce geste, il le répétait sans même y penser, un tic nerveux qu’il ne contrôlait pas. Ce bijou, c’était plus qu’un simple accessoire ; c’était un symbole, un rappel constant de ce qu’il avait traversé pour en arriver là. Personne ne savait vraiment qui il était, et ça lui allait très bien.

Il laissa traîner son regard sur les convives, s’arrêtant un instant sur une Elazhienne qui riait trop fort, ses seins nus oscillant sous les feux de camp. Il sourit en coin, mais ce n’était qu’un masque. Sa vraie attention était ailleurs. Max. Elle était là, droite comme un mât, à essayer de se fondre dans la fête sans vraiment y appartenir. Il voyait bien qu’elle se forçait, que chaque sourire lui coûtait, que chaque gorgée de bière était un supplice.

Tom joua distraitement avec la mousse de sa bière, son esprit partiellement absent, repassant en boucle cette image de Max qui se battait pour rester en contrôle. Elle se mentait à elle-même, tout comme lui. Et ça l’énervait, cette faiblesse qu’elle essayait de dissimuler. Il la comprenait trop bien. Lui aussi, il cachait ses failles sous une couche de cynisme et de distance.

Il se fraya un chemin à travers la foule, effleurant des épaules, esquivant des chopes levées, tout en gardant cette apparence détendue, comme s’il faisait partie du décor. Mais son esprit restait focalisé. Il savait exactement où il allait. Il s’arrêta à quelques pas de Max, la fixant sans mot dire. Son regard ne trahissait rien, ni pitié, ni envie, juste cette curiosité dévorante qui le poussait toujours à aller trop loin et à mettre les doigts où il ne fallait pas. 

Il porta à ses lèvres la chope tiède, avalant une longue gorgée. Ce n’était pas la bière qui l’étourdissait, c’était la tension, l’inévitable collision de deux âmes abîmées. Mais il ne dit rien de plus. Il se contenta de rester là, à ses côtés, en silence, comme un spectateur fasciné par une pièce dont il connaissait déjà la fin, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de regarder.

Soudain, un éclat de voix, suivi du fracas d’une table renversée, fit tourner les têtes.

C’était un des Téhuns, une brute énorme avec des bras comme des troncs, qui venait de projeter un marin contre un tonneau de bière, éclatant celui-ci en une pluie de bois et de mousse. Le marin, saoul, tituba en tentant de se relever, mais le Téhun le saisit par la gorge, le soulevant comme un jouet. Les festivités cessèrent instantanément, tout le monde retenant son souffle, attendant de voir comment la situation allait évoluer.

Tom resserra instinctivement son emprise sur sa chope, les sens en alerte. Il ne connaissait que trop ce genre de situation ; un seul faux pas et tout pouvait dégénérer en une émeute sanglante. Le Téhun rugit quelque chose dans sa langue gutturale, son visage squalide déformé par la colère. L’odeur âcre de la peur et de la violence imprégnait l’air, rendant l’atmosphère encore plus suffocante.

Cela attisait les sens aiguisés de Tom, ses narines frémissaient, ses pupilles s’étaient étrécies, il avait presque déjà le goût ferreux du sang au fond de la gorge. Son corps se tendait, subtilement, mais avant que les choses n’aillent plus loin, un autre homme s’interposa. C’était Fortesque, son visage d’ordinaire souriant maintenant figé dans une expression de dureté impitoyable. Il brandit son poing massif, et le Téhun, qui était pourtant une montagne de muscles, relâcha immédiatement sa prise, laissant tomber le marin dans la fange. 

“On ne touche pas à mes invités, espèce de fils de chien,” gronda Fortesque, sa voix tranchante comme une lame. “Surtout pas ceux qui me rapportent du pognon !”

Le Téhun hésita, ses poings serrés, mais l’aura de Fortesque était indiscutable. L’homme-requin finit par baisser les yeux et s’éloigna en pestant, les épaules tremblant encore de colère. Le marin, libéré mais à moitié sonné, se traîna loin du centre de l’attention, sans demander son reste.

Fortesque tourna les talons, son regard balayant la foule de convives, comme pour s’assurer que tout le monde avait compris le message. Le silence régnait, oppressant, jusqu’à ce qu’il renverse sa chope dans son gosier, et crache un rire méprisant.

“Allez ! On s’amuse ou quoi ?!”

C’était le signal qu’attendaient les invités. La tension retomba aussitôt, les rires et les éclats de voix reprenant en musique. Mais Tom savait que cet incident n’était pas anodin. Il continua d’observer les convives, mais avec un nouveau regard. Tout cela n’était qu’un jeu de pouvoir, et il était toujours prêt à jouer. Par le simple fait que quelqu’un ose troubler les célébrations, Fortesque venait de montrer une faiblesse. Tom savait qu’une occasion allait bientôt se présenter. Pour l’instant, il se contentait d’attendre, savourant cette sensation familière d’excitation qui montait en lui, celle de savoir que quelque chose allait se produire, que les cartes étaient sur le point d’être redistribuées.

Il se tourna vers Max, s’attendant à une réaction, mais elle gardait le même masque impénétrable. Tom, cependant, perçut une étincelle dans ses yeux, quelque chose qui trahissait un plan en gestation.

“Ça devient intéressant,” murmura-t-il, à moitié pour lui-même, moitié pour Max.

“Tu tiens le coup ?” demanda-t-il finalement, d’une voix basse, faussement désinvolte, tout en humectant ostensiblement ses lèvres dans la bière.

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Max savait parfaitement qu’en lui tournant son orbite vide, elle ne pourrait le fixer proprement. Elle était droite, les bras fermement croisés, sa queue fouettant l’air à travers des tumultes de la fête et de ce crétin de Fortesque.

Le silence s’étira entre eux pendant de longues minutes, laissant juste place au conciliabule animé et surtout passablement éméché. Le brouhaha ne faisait qu’accentuer l’intensité de cet échange sans mots, la Shakrass s’étant vautré dans un mutisme obstiné. Seule sa queue, vibrant d’une tension, trahissait les flammes intérieures qui se déchaînaient en elle. 

Fortesque, de son côté, continuait à gesticuler maladroitement, inconscient de la scène qui se jouait sous ses yeux. Ses éclats de rires forcés n’étaient que des notes discordantes dans cette étrange symphonie.

Il s’approcha un peu trop près de son ancienne amante afin de trinquer une nouvelle fois, probablement la dixième fois depuis son arrivée pour les festivités du Dieu-Piques, la bousculant à moitié alors qu’elle tentait de refaire nerveusement la tresse plaquée qu’elle avait la matinée. Cette même matinée où elle s’était levée auprès de Tom, les jambes encore tremblantes, le pouls encore instable, et la tignasse particulièrement emmêlée de leurs ébats divins. 

L’ignorance crasse de l’hôte au faciès de pingouin venait d’offrir une nouvelle raison à la Shakrass de s’éloigner un peu de lui, pour échapper à sa présence persistante. Il était le prétexte idéal pour justifier ce besoin de distance, la torpeur de ses pensées l’assaillaient depuis l’aube. Ce n’était plus des papillons dans le bas ventre, mais tout un clan de frelons qui lui lacéraient les viscères.

Fort heureusement, Fortesque repris son babillage incessant auprès de Karg, revenu comme un miracle que Max n’attendait pas, et qui comptait bien couvrir les festivités de ses anecdotes grivoises. 

Des quidams, il y en avait un nombre certain, et pourtant, elle se sentait terriblement seule. Elle n’avait en tête, en humectant ses lèvres encore sèches de ses cris saccadés de la veille, de la chaleur qui irradiait de cet homme dont elle ne connaissait que le nom, de la manière dont sa jouissance synchronisait parfaitement avec la sienne, du sentiment réel de liberté et de lâcher-prise qui l’envahissait alors qu’elle étreignait ce mâle ardent qui était, à son unique œil, aussi dangereux que séduisant. 

D’un geste sec, elle pris une lampée du liquide noirâtre et tiède du bout de ses lèvres entourées de rouge à lèvres, et cet acte lui rappela ces perles de sueur sur leurs corps nus dans la cabine.

Avant même que les hyménoptères ne lui tiraillent à nouveau la cavité utérine, elle commença :

Tom…” sa voix rauque était teintée d’une hésitation qu’elle ne pouvait plus dissimuler. “Je suis navrée de t’avoir emmené ici. Cette mascarade me lasse, et dire que je vais devoir organiser les mêmes frivolités sur l’Île du Réhal. Pardonne-moi d’avance…”

Elle inspira profondément, tentant de refouler le tumulte de l’intérieur, et réajusta de nouveau son instabilité capillaire avec encore plus de nervosité. 

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Tom observa Max avec attention, guettant chaque nuance dans sa voix. Il n’était pas du genre à s’encombrer de remords ou de regrets, mais il sentait que Max luttait contre quelque chose de plus grand qu’eux deux, une tempête intérieure qu’elle ne parvenait pas à apaiser.

Le chaos environnant, continuait de pulser comme un cœur malade : les rires gras, les chopes renversées, les crissements vaguement mélodieux des instruments, tout semblait vouloir les engloutir dans un maëlstrom de bruit et de fureur. Mais pour Harkness, tout cela s’effaçait désormais en arrière-plan. Il ne restait plus que Max, et ce qu’elle ne disait pas. Tout autant que ce qu’elle venait de lâcher.

“Tu te fais des cheveux blancs pour rien”, murmura-t-il avec un détachement tranquille, bien que son regard restât sérieux.”C’est pas ce genre de frivolités qui me dérange, Max. Cela fait partie du job. On en a vu d’autres, non ?”

Même si elle ne le disait pas, ce n’étaient ni les festivités, ni les promesses de nouvelles célébrations dépravées qui la hantaient. C’était quelque chose de plus intime, quelque chose qui en venait à se nicher entre eux à chaque fois qu’ils se retrouvaient seuls. Il se demanda brièvement s’il devait insister, pousser pour qu’elle parle, mais il rejeta l’idée presque immédiatement. Ce n’était pas son style. Le temps ferait son œuvre. 

 Réhal, hein ?” Il fit mine de réfléchir, comme si ce nom évoquait encore quelque chose dans sa mémoire. “Ça fait un bail que j’ai pas foutu les pieds là-bas. Peut-être que ça me manquait. C’est une invitation formelle, capitaine ?” 

Il se pencha un peu plus près d’elle, sans l’air d’y toucher, laissant cependant sa chaleur traverser la barrière qu’il maintenant d’ordinaire entre eux.

“Ne t’excuse pas, Max. Je ne suis pas ici par hasard, et tu le sais. On a tous quelque chose en tête. Pas vrai ?”

L’ambiguïté de la question, dans la situation partagée par les deux convives, était sans doute recherchée par le contrebandier. Ce n’était pas le fin sourire gouailleur qu’il afficha au terme de sa déclaration qui allait exprimer le contraire, en tous les cas…

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La Shakrass pencha son visage reptilien vers lui, cette fois laissant son œil biologique le fixer, plus acéré que jamais. 

“Tu sais, très cher… Fortesque et moi….” sa voix prit une teinte d’une gravité sombre. “C’est du passé, bon, mais il m’a emmené chercher une conque, un artefact Téhun. Cet objet sera le réceptacle des festivités de l’île du Réhal, mais il est affreusement dangereux. Et je refuse…”

Elle balbutia et repris l’étreinte sur sa choppe de fer, à défaut d’autre chose. “Je préférerais, à ce moment-là, que tu restes sur l’Oeil-de-Rubis. Il y a des moments où l’adrénaline ne suffit plus. Où le jeu que tu sembles tant chérir n’est plus qu’un masque pour dissimuler l’envie.”

Elle s’accouda au mange-debout, tentant de rester dans la neutralité et le fatalisme le plus total. Le bout de ses doigts fins tremblait et tapotait nerveusement la table, presque au rythme des rhapsodes environnants. 

Tu m’attendras à bord. J’irais dans le bateau de Karg pour les fêtes Réhaliennes. Tu iras où tu veux, je m’en fiche, et tu ne pourras refuser, c’est un ordre de ton Capitaine. Il est hors de question que tu risques ta vie pour un pillage bas de gamme orchestré par notre hôte de fortune.”

Elle s’avança près de lui, et commença à faire tourner le bout de son index sur la choppe de son interlocuteur, cambrant un peu son fessier par la même occasion. Même prise par un ouragan d’émotions innommables, elle devait lui prouver que c’était elle qui menait l’embarcation.

“Il y a des dangers qui sont bons à explorer. Il y a des certitudes qui sont bonnes à être brisées. Et je voudrais… je voudrais que ce prélude continue, tu comprends ?” murmura t-elle d’une voix soudainement caressante et presque pâmée. 

Sa démarche féline la poussa à s’étirer, lâchant au passage un très léger râle, presque imperceptible, qui trahissait un désir presque au bord de l’explosion. Elle reprit son rituel de traçage de cercles sur les pourtours du contenant de Tom, mais cette fois dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Elle savait que ce jeu dangereux auquel elle s’était enlisée la veille venait de prendre une tournure. 

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Le contrebandier dévisagea Max avec un mélange d’amusement et d’intérêt. Il fit rouler sa choppe entre ses doigts avec nonchalance, puis la posa avec un léger bruit métallique sur la table, répondant sur un ton vaguement dubitatif.

“Alors comme ça, Capitaine, tu veux m’épargner les réjouissances de ces festivités bas-de-gamme ?”

Il pencha légèrement la tête, un éclat malicieux dans les yeux.

“Tant de prévenance de ta part, c’est presque touchant. Vraiment. Mais … Nous sommes constamment en danger, même maintenant.”

Sans jamais franchir la ligne d’intimité qui les séparait, tant pour éviter d’attirer l’attention sur eux, que pour camoufler leurs faiblesses, Tom fit un pas plus près. Il était maintenant malgré tout assez proche pour que la chaleur de son corps, et les fragrances musquées de son parfum s’élèvent vers la Shakrass. Ses mouvements étaient fluides et empreints d’une sensualité qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

“Tu sais, éviter les risques, c’est comme choisir un vin de table dans une taverne miteuse plutôt qu’une bouteille de grand cru. Mais je te comprends … Parfois, la tentation de se vautrer dans l’abandon est si grande qu’on en oublie les règles du jeu…”

Il étira un sourire, restant silencieux un temps.

“Si tu veux que je reste à bord de l’Oeil-de-Rubis, tu devras me donner une raison plus … stimulante que de simplement éviter les risques.”

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Max se redressa. Sa vulnérabilité avait été percée à vif, absolument tout lui rappelait la nuit passée, et elle se rendit compte que Tom humait encore l’encens, la cannelle et… 

Elle prit une profonde inspiration avant de reprendre :

“Cet artefact, cette conque. Elle appartient au Dieu des Téhuns, Tamarquin. Elle condamnera à une mort certaine la plupart de ceux qui s’en approcheront. Oui, c’était une mission suicide à l’origine. Je le savais parfaitement.” Son œil chercha à imprimer les mots qui fusaient dans son esprit en proie à 1000 idées.

Tom. Là, tout de suite, sur cette île débridée, s’il y a une chose que je ne pourrais supporter, c’est de te voir détruit par quelque chose que je n’aurai su contenir.”

Elle sentit cette fois, pour la première fois depuis leurs échanges diurnes, une vague d’effroi, glaciale et inexorable. Elle se recula légèrement, plaçant désormais son regard sur Karg qui gesticulait d’ivresse face à Fortesque, et se retrouva prise d’un coup par une angoisse sourde, brûlante, qui supplanta quasi immédiatement la chaleur de leurs échanges.

Elle voulait se confesser. Mais elle ne pouvait pas. Se soustraire à une révélation, aussi brutale et rapide fut-elle à l’aube de ses trente-deux printemps, n’était pas envisageable. Sa vulnérabilité était à son apogée, comme la carapace d’un chélonien qu’on aurait ôté à grand coup de maillet. 

Elle marqua une pause, cherchant la justesse de son phrasé, la douleur lancinante d’abandon imminent. Les frelons s’étaient de nouveau métamorphosés, et elle avait la sensation féroce que des hordes de veuves noires l’avaient habité.

Comme à son habitude, comme à chaque fois que le danger rôdait – et c’était, de toutes les situations, la seule où elle sentait véritablement en perdre le contrôle – Max se mit de nouveau à adopter une posture presque lascive. Elle détacha sa coiffure rafistolée, laissant sa longue chevelure d’onyx flotter au vent, l’iode lui donnant une grande densité. Le sourire qui s’affichait sur son faciès était aux antipodes de celui d’il y a quelques heures, et elle effleura son pantalon impeccablement moulé, comme pour y ôter des grains de sable imaginaires. 

Chacun de ses gestes était calculé pour faire bouillonner son tendre. Tout était éminemment érotique. 

J’ignore qui tu es. J’ignore comment tu es arrivé là. Et d’ordinaire méfiante et cruelle, je dois avouer que je suis très excitée par ce jeu dévorant. Mais je tiens à l’Oeil-de-Rubis, encore hier, je voulais qu’il sombre avec moi, que l’écume emplisse mes poumons et que la saline me dévore l’épiderme. Maintenant, je tiens à…

Une pulsion insatiable la transperça. Une pulsion qui ne demandait qu’à être exprimée, elle qui parlait trop, trop souvent, trop fort, et dont l’auditoire n’était habituellement composé que de mâles souhaitant sa cambrure. Elle et son esprit de contradictions. Elle et sa dualité.

“…Toi.”

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La froideur habituelle de Harkness vacilla légèrement face à la vulnérabilité que Max venait de dévoiler. Ses mots résonnaient encore dans l’air, et malgré une nature calculatrice et détachée, il était clair qu’elle avait touché quelque chose en lui. Il laissa un sourire lent se dessiner sur ses lèvres, mais il y avait une profondeur inattendue dans son regard. Il prit une lente inspiration, son regard niché dans celui de la capitaine pirate.

“Je vois que tu t’inquiètes pour moi. Et c’est inattendu. Mais je suis encore plus intrigué par ta propre détermination à te jeter dans cette foire de brutes et de marins dépravés et d’y associer une conque maudite…”

Il laissa sa main glisser sur la table, effleurant le bord du récipient qu’elle avait touché, comme pour souligner l’intimité et le jeu dangereux auquel ils étaient en train de jouer. 

“Ces imbéciles qui se trémoussent comme des algues transportées par le courant. Des butors bruyants qui feraient passer une crevette pour un génie stratégique. Avec ces clowns autour, tu risques de te retrouver trahie par le saut malheureux d’un bouchon de mousseux dans ta fichue conque.”

Il laissa échapper un rire sombre, comme pour souligner l’ironie de la situation. Max avait fait des pieds et des mains pour récupérer un artefact qui pourrait tout aussi bien la détruire, elle et tout ce qu’elle avait pu rassembler au cours de ses aventures pendant qu’elle fêtait cette éclatante victoire. Il ne comprenait pas. 

“Tu te montres audacieuse, Max. Téméraire, même. Là où les autres se contenteraient de fêter leur victoire en l’arrosant de vin, toi tu choisis le chemin du danger absolu.”

Tom laissa un silence s’installer, appréciant la situation d’un œil nouveau. Il avait beau souligner, avec le pragmatisme le plus froid, la stupidité de la situation, le fait est qu’il avait un pincement au coeur en envisageant simplement que Max se retrouve, elle aussi, confrontée au danger lors de cette performance stupide visant à démontrer son succès.

“… Il se pourrait que cette nuit n’ait été qu’un prélude à quelque chose de plus profond. Mais souviens-toi, Max. Même dans les moments les plus ardents, il y a des choix à faire. Et parfois, choisir de se retirer du danger, est la décision la plus audacieuse de toutes.”

Il fixa alors la capitaine pirate avec calme, essayant de capter toute l’intensité de ses émotions, tout en canalisant les siennes. Il essayait, difficilement, de calmer les palpitations de son cœur et de poursuivre cet élan de pragmatisme. Il devait essayer, pour l’empêcher de tout détruire.

Alors, dis-moi, Capitaine. Pourquoi te jeter tête baissée dans cette folie, si tu veux qu’il y ait une suite à ce délicieux prélude … ?”

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La Shakrass était tremblotante sous l’effet de la discussion, entre échanges sérieux et paroles étouffées de désir. Elle ferma quelques secondes son œil vivant, se laissant envelopper par le parfum enivrant de son compagnon. Un mélange de crainte, aussi intense que sa passion envers lui, s’insinua férocement en elle. Pour la première fois depuis qu’elle avait ourdi son plan sinistre, elle redoutait sa propre perte, elle qui voulait encore mettre fin à son existence des plus minables en détruisant son Île chérie.

En quelque temps, Harkness avait réussi l’impensable : son arrivée était ni plus ni moins qu’un tsunami déchaîné, une vague dévastatrice pour le cœur de la Capitaine. 

Elle posa sa main glaciale sur la sienne, alors écartelée sur le mange debout. 

“Depuis hier soir, j’ai décidé de renaître et non de mourir. Et pour qu’une renaissance puisse avoir lieu, il est impératif que je me détache de tout ce qui m’a précédé, de tout ce qui m’a formée jusqu’ici. Et ce détachement exige des sacrifices considérables, des renoncements qui ne sont pas seulement personnels, mais aussi existentiels…”

Ses ongles percèrent légèrement la peau de Tom, comme pour former un gantelet autour de lui. Un symbole de protection, ou même de possession.

Cet équipage, là. Leur rêve est de mourir en mer. Ils sont le poids qui entrave mon ascension. Il est nécessaire pour moi de m’en séparer, que Tamarquin vienne les chercher, où qu’ils terminent par avoir la jaunisse et le foie mousseux, je m’en moque.”

Sa main délicate se noua désormais sur le bras de Tom, comme une cordelette trop serrée attachée à un mât.

Ta compréhension serait le plus beau des trésors. Je me fiche de cette conque. Je me fiche de Fortesque, je me fiche des richesses, je me fiche de ces frivolités et ces galéjades. Je peine à trouver mes mots et je ne te demanderai pas de me suivre, ce choix serait beaucoup trop égoïste.”

Elle agrippa tellement le coude du contrebandier qu’une légère goutte alizarine s’extirpa de la blessure nouvelle. 

Même si c’est un lourd sacrifice, il est nécessaire pour atteindre une vie nouvelle. Une vie qui NOUS sera bénéfique…”

Le “nous” prononcé par Max avait autant de trémolos que même le son des vagues semblait être similaire aux vibrations des ailes de mouches. Quelques mètres plus loin gisait Fortesque, le séant coincé sur un tonneau percé, qui ronflait à s’en décoller la plèvre.

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Tom Harkness ressentit initialement un mélange de fascination et d’incompréhension à l’égard de la détermination de Max. Il découvrait en elle une forme de nihilisme qu’il trouvait délicieusement fou et éveillait en lui un certain d’intérêt pervers.Il voyait à travers son désir de destruction, non seulement une quête personnelle, mais aussi un moyen de se libérer de chaînes invisibles.

Il laissa ses doigts se poser doucement sur ceux de la Shakrass, appréciant la fraîcheur de sa peau contre la chaleur de la sienne. Il contracta aussi son bras, laissant perler, sans broncher, le carmin qui quittait la peau meurtrie. Sa voix devint un murmure pensif, à peine audible. Il acquiesça finalement, avec une lueur de compréhension. 

Alors c’est cette volonté de renouveau qui te pousse à cette extrémité. Un nettoyage radical pour espérer une renaissance ?

Tom prit un instant pour observer Max, ses yeux se plongeant dans les siens, cherchant à décrypter l’énigme de son cœur déchiré.

Je comprends le besoin d’échapper à une vie que l’on ne veut plus. De se libérer de tout ce qui a pu nous retenir dans les ténèbres. Et il faut avouer que voir ces crétins trouver une fin aussi pitoyable me procure une certaine satisfaction… Ils n’ont jamais su apprécier les véritables trésors que la vie a à offrir

Il laissa, à ces mots, sa main se glisser le long du dos de Max, chaque mouvement intentionnellement sensuel étant une promesse d’une nuit ou tout serait permis.

Mais avant de plonger dans cette folie … Explique-moi une chose. Ce ‘nous’ dont tu parles… Qu’espères-tu vraiment trouver au bout de ce chemin de destruction ?”

Il ne pouvait ignorer la profondeur du désir nihiliste que Max avait pour un renouveau total, et bien qu’il fût lui-même un homme de risque, il trouvait une certaine beauté dans l’idée de partager ce voyage avec elle. Après tout, si la destruction était inévitable, autant s’y engager pleinement et avec une certaine splendeur. En fin de compte, moins de butin à partager pouvait très bien s’accompagner d’un plaisir plus sombre et plus personnel …

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Max était abasourdie des paroles de cet homme qu’elle convoitait tant. Elle avait si peur qu’il la juge, elle qui allait balancer ses fidèles au trépas, elle qui était cette coquille vide… enfin, bien que remplie la veille et là, avec l’estomac plutôt comblé d’alcool. L’ivresse était montée d’un coup, dans tous les sens que ce mot peut posséder : elle était déterminée à passer une autre nuit avec lui, voir toutes les nuits jusqu’au restant de sa vie.

Elle posa alors une main ferme sur la cuisse de l’homme, cette même cuisse qui avait frictionné avec sa chair la nuit passée, elle aurait pu dire le nombre de poils exacts qu’il avait dessus tant elle avait passé du temps à scruter chaque détail de son anatomie. Son insomnie l’avait rendue obsessionnelle : cet homme qui respirait le stupre, le danger, la bestialité, le désir… et… et une autre chose, qui surpasse toutes les autres, qui les amène au piédestal de l’exquise extase, mais qu’elle ne pouvait dire. 

De son autre main, elle pointa l’Oeil de Rubis dont le mouvement des voiles semblaient danser comme une parade nuptiale. Le vent marin vint leur apporter un mélange d’odeurs salines et d’une surdose d’encens. Max s’était très bien fait comprendre : ce type sorti de nulle part, elle le voulait, lui, et pas un autre, et s’il lui avait demandé de se sortir les entrailles pour qu’elle lui prouve, elle se serait exécutée.

Ce chemin de destruction comme tu dis, je me fous de là où il nous mènera, Tom. Tu as brisé toutes mes certitudes. Je ne sais pas qui tu es, et je ne sais plus qui j’étais. Mais je veux être tienne.”

Sa ferveur était d’une assurance qu’elle n’avait jamais extirpée auparavant.

“Je te veux” chuchota la Capitaine. Je te veux, et je t’aurai. Toi et tout ton être, juste pour moi.”

La déclaration franche et brutale de Max l’avait pris par surprise, mais il ne pouvait ignorer l’effet enivrant qu’elle avait eu sur lui. La main ferme sur sa cuisse et son regard ardent parlaient plus fort que les mots. 

Tu sais, Max,” murmura-t-il, d’une voix rauque et envoûtante, “ce que tu viens de dire … c’est presque une déclaration de guerre contre tout ce que nous avons connu jusqu’à maintenant”

Il détourna brièvement son regard vers l’Oeil-de-Rubis, le navire dansant au rythme des vagues et des voiles agitées, comme une promesse de plaisirs et de révélations. Il savait que l’intensité de ce que Vermax Mesh’Maax et lui allaient vivre, serait aussi puissante que le chaos qu’elle cherchait à engendrer.

Je t’attends à bord”, ajouta-t-il sobrement en se retournant, terminant sa chope avant de la poser sèchement sur la table.