Ce fut lors d’une nuit de fête Veltamienne que la maladie la saisit, une nuit de la fin d’un printemps rosé, quand déjà les fleurs ont le parfum puissant de l’été à venir en ce Mensis Silva. La nuit s’accroissait sous les colonnes de marbre, une obscurité grise s’étendait le long des pavés blancs, et à travers les verdures, un ciel clair s’apercevait, remué par le tremblement de spores verts. Elle toussa d’abord légèrement, une petite brise dans cette douce cité de Poäle, une toux dans le creux des mains qui, avec un mouvement indifférent de l’épaule, faisait dire à ses parents : « Ce n’est rien ! Cela passera avec les jours chauds du Mensis Pax ! »
Et c’était alors si amusant, la moue de petite gnome espiègle dont, la main à sa gorge, elle se moquait gentiment comme une blême niquedouille, ma chère Brialène, de cette méchante quinte qui allait passer. Elle jouait si follement à frôler Ashed, le Dieu de la mort, en ce temps, comme une poupée qui ferme et qui rouvre les yeux, comme une enfant étourdie qui répète la leçon qu’une grande figure voilée avec un crâne lui fait derrière son dos. Des gazons coupés ras et pareils à une peau de bête tondue déroulaient sous les arbres d’un vert profond qui, dans la clarté et dans le nuage de spores, brillait de reflets d’émeraudes.
Et puis, le Mensis Pax passa. Mais il ne s’agissait pas d’une simple toux estivale. Non, c’était l’épidémie de typhus et de gonorrhée, infligée par le Dieu Koeros, qui la prenait avec langueur et effroi, et qui glissait dans ses poumons. Koeros avait déclenché cette épidémie, en dépit d’y avoir cueilli treize de nos fleurs emblématiques Pöaliennes afin d’en offrir un bouquet à son amante, la déesse du meurtre, Tacanha. À la découverte de cette atroce nouvelle par le Mestre du quartier, Brialène n’avait plus besoin d’efforts pour simuler l’horrible déchirement du poumon. Une ombre aussi profonde que celle que l’on peut voir à Ushtur creusa ses joues, sa longue échine sèche de fouine s’agitait désormais sous des vêtements maculés de tâches rouges expectorées. Ses pauvres lèvres ressemblaient à un bouquet de violettes fanées. Et quand elle riait, c’était encore comme si elle toussait. Cependant, personne de nous ne croyait qu’elle eût autre chose qu’une de ces crèves un peu tenaces de l’été, qui s’en vont à la chaleur des feux de bois, dans les chambres frileuses des approches de l’automne où nous nous adonnions aux arts de Manex. Il arrivait des amis qui se tenaient sur le bout de leur chaise, gênés, sans rien dire et qui nous regardaient à la dérobée, se dépêchant de partir ensuite.
Brialène et moi faisions des projets pour le printemps prochain. Je lui avais acheté une bague de fiançailles, enroulée dans un papier de velours gaufré d’or. Elle riait de ne plus pouvoir retenir l’anneau à son doigt. Moi aussi, je riais comme si tout cela n’eût été qu’un jeu. Je prenais l’anneau, je l’essayais à mon doigt et quelquefois je ne pouvais plus le retirer. Je ne voyais pas qu’il était entré quelqu’un dans la maison, une grande figure voilée qui, toujours un peu plus, faisait glisser la jolie bague de fiançailles et cherchait à mettre à la place un dur anneau de fer. Nous vivions ainsi dans un rêve délicat d’avenir, d’heures lumineuses, bercés par Manex, la déesse de Pöale, l’air doux qui tapait les figuiers et s’entrelaçait sur les colonnes de marbre. Une lascivité comblée d’amour traînait, des végétations s’échappait une odeur âcre de sèves fermentées, un désir de s’étreindre rapprochait les branches des églantiers.
Et je ne songeais pas que les suaires aussi sont faits de rapides et brillantes aiguillées. Je ne voyais que les rideaux roses à nos fenêtres, n’entendait que les gazouillis d’oiseaux qui remuaient les hautes ramures, là-bas, dans le vent joyeux de l’été. Je lui disais, caressant ses cheveux dont je pouvais extirper des touffes entières, “Oh, ma chère Brialène, nos fenêtres s’ouvriront sur un paysage délicieux, sur le bois à l’horizon et les touffes de Teffales de notre jardin… Et il y aura toujours des fleurs fraîches dans les vases…”
Ainsi passa le Mensis Furtiva. Comme douceurs, il eut la rosée du matin qui rafraîchissait ma peau gercée, le bourdonnement du vent qui m’emplissait les oreilles d’une musique berceuse, mais elle était alitée et ne pouvait en faire l’expérience. Puis, derrière la vitre, à la tiédeur des après-midi cette fois, je tenais ses petites mains pâles dans les miennes, et elle avait l’air, sous les dentelles de ses manches trop larges, d’une frêle fleur malade, d’une de ces étranges fleurs lointaines au dessin artificiel et qui ne sont pas faites pour vivre. Et enfin, aux premières fraîcheurs du soir, quand les boquillons de paysans cessaient le travail, tout le monde se précipitait, les portes battaient, on fermait très vite les issues, comme s’il fallait empêcher quelque chose de sortir de la maison. Il y avait maintenant comme un petit chien qui toujours aboyait derrière les portes, un petit chien gnome aux grandes boucles désormais parsemées.
Quand je commençai à voir, c’était déjà le Mensis Anima, l’hiver rude aux longues gelées. Un souffle glaciaire chassait la poussière à ras du sol, par petits nuages qui allaient mourir avec les spores du Dieu Gnome dans les champs de froment. Je lui avais pris les mains et tout à coup elle se mit à crier comme si je lui faisais mal, une chaleur brusque avait empourpré ses joues verdâtres d’une large rougeur de fournaise. Cependant, je les tenais doucement serrées ; à peine j’y imprimais mes doigts. Elles étaient brûlantes et si maigres qu’ensuite je cessais de les sentir, comme un peu de la terre légère qui s’en va en poussière et coule des mains. Et je fus pris d’un battement de cœur violent… Mais presque aussitôt, elle eut une grande secousse de toux ; ses mains tremblèrent comme un oiseau captif qui essaie de se délivrer, et ainsi je vis que je les avais gardées entre les miennes. “Brialène, ne tousse pas si fort ”, m’écriai-je. Je m’efforçais avec une anxieuse pitié d’arrêter leur tremblement, aidant mon aimée à ôter la basque de son corsage, et il me semblait que mon âme aussi était un petit merle qui battait de l’aile pour s’échapper. “O Brialène, chère Brialène, ne tousse plus, je t’en prie…” Je ne savais plus ce que je disais dans ma douleur. Elle voulut me répondre et soudain elle retira ses mains, elle les porta vivement à sa bouche, et il vint un flot rouge comme les yeux d’Ashed . “Vois, me dit-elle ensuite, c’était cela qui devait sortir. Maintenant, c’est fini.” Sa voix faiblement me parlait comme celle du Clos des Ombres, comme du bord opposé d’un lac, et cependant elle continuait de me sourire avec une confiance tranquille, avec la paix profonde de ses entrailles meurtries.
C’est alors que je m’aperçus vraiment pour la première fois qu’elle était déjà loin de moi, confuse comme dans l’atmosphère des songes, qu’elle s’en allait par un chemin qui ne menait pas à la petite maison. Et je regardais ses ongles verdâtres où une goutte de sang était restée ; je les regardais à présent sans souffrance, moi-même presque aussi calme qu’elle. “Oui, ma Brialène, lui dis-je singulièrement, cela passera au printemps, au Mensis Fertitas, avec l’éclosion des Teffales et des boutons de roses.”
Je repris ses petites mains, comme le soc mord la glèbe. J’en lavais tendrement, avec un baiser, le sang, et puis nous nous mîmes tous deux à dire des folies, alors que les chevaux dehors ramenaient des champs une pleine charretée de trèfles et que les coquelicots étoilaient la capitale Veltamienne de rouge. Je pensais : “Comment se peut-il que ses parents soient assez stupides pour ne pas s’apercevoir que la bague ne tient plus à ses doigts ?” Et je ne ressentais nulle tristesse : il me semblait que c’était une autre Brialène que j’avais aimée autrefois, une Brialène belle de santé et de jeunesse, toute fraîche de vie claire.
Je venais tous les jours, je restais des heures assis auprès d’elle, vers la grande literie creusée par les écurements ; j’avais les yeux froids et avisés d’un homme qui attend. Je me disais : “Elle aura bientôt son petit flot de sang.” Je connaissais les signes certains qui précédaient la crise, ces bribes ponctuées d’une sueur fauve. Alors moi-même je prenais son mouchoir et l’appliquais à ses lèvres. Par la lucarne, je pouvais voir un accablement qui tombait du ciel bleu, poudroyant de soleil. “Vois-tu, ce n’est rien, il faut bien que cela sorte ! Tu te trouveras mieux après.” Je souffrais de lui parler avec cette assurance cruelle. Je souffrais surtout de me paraître à moi-même si indifférent à son mal. Je ne crois pas que je souffrais d’une autre chose. Et elle ne semblait pas souffrir plus que moi. Sans cesse, elle reparlait de notre petite maison Pöalienne, les dessins qu’elle faisait de Manex, elle me priait d’aller chercher les rideaux sur le canapé, dans la chambre voisine ; et ensuite elle voulait que je les fixasse à la fenêtre pour juger de l’effet. “Ô chéri ! Pense donc qu’un jour nous pourrons les pendre ainsi à nos fenêtres à nous !”
Des colombes roses roucoulaient sur le rebord du pigeonnier, et les coqs jetaient des hoquets retentissants qui avaient l’air de rythmer nos échanges silencieux. Je remarquai qu’à mesure, elle apportait une insistance plus fiévreuse à s’occuper des détails de notre aménagement. Un feu léger rosissait son visage vert, un reflet de matin dans la nuit pâle d’une chambre, autour d’une agonie. Avec ses yeux sans couleur, elle regardait plus haut que l’horizon. Tout au fond, dans le noir aussi noir que les cheveux des Valryon, ses prunelles étaient comme une âme qui achevaient de se consumer. Et déjà elle semblait s’être détachée de moi, tant sa vie s’était ramassée dans la vision de la petite maison. Moi, je lui disais très haut, sur un ton léger : “Ah ! oui, la petite maison ! Et les rideaux, Brialène ! Et les fraises du jardin ! Et nos dînettes Manexiennes, ma chère Brialène !” Je ne croyais plus en rien de tout cela ; je lui en parlais comme d’une chose en dehors de la vie, sans importance pour elle ni pour moi. Je pensais à une autre maison, sans fenêtres ni rideaux. “Encore deux mois, trois mois peut-être… Petite Brialène, tiendras-tu bien trois mois encore ?…”
Puis un moment arriva où elle commença à fixer obstinément la porte, semblant attendre quelque chose qui, pas à pas, s’introduisait dans la chambre. Ses parents maintenant s’échangeaient des paroles à l’abri de mes prunelles ; parfois, un sanglot s’élevait au fond des corridors, et je n’osais les regarder, comme eux évitaient mes yeux. Nous savions tous, eux et moi, qu’un seul regard aurait suffi pour rompre le silence autour de ce malheur, cette épidémie de typhus et de gonorrhée infligée par Koeros, qui avait marqué Brialène, et que parler de cela une seule fois signifierait que nous n’aurions plus rien à dire d’autre ensuite.
Un froid silence s’installa, comme une étrangeté entre nous. Peut-être m’en voulaient-ils, moi et mon sang encore vif, en pleine santé. Et peu à peu, la mort de Brialène me sembla presque une délivrance, pour elle comme pour nous tous. L’idée qu’Ashed l’emporte, étrangement, ne me troublait plus.
Les jours passant, elle eut d’étranges et morbides gentillesses. “Écoute, me disait-elle, quand la toux l’étreignait, c’est la petite musique.” Elle disait cela avec un charme si joliment funèbre ! Je riais, feignant d’écouter attentivement. “Mais non, je t’assure, Brialène, je n’entends rien.” Elle se fâchait : “Si ! Si ! On l’entend du bout de la chambre. On l’entend même dans la rue.” Elle appelait alors sa mère, ses sœurs, mais toutes disaient comme moi : “Brialène, ce n’est pas ce que tu crois, c’est juste la roue d’un chariot sur la route, là-bas.” Un jour, en étendant le bras, sa bague glissa de son doigt. Je la ramassai et, dès cet instant, la portai au mien, à mon petit doigt, cet anneau représentant un serpent d’argent scellé d’or, acheté chez un marchand Ghadusien.
L’hiver passa, et le printemps refit surface. Je pensais : “Brialène tiendra bien jusqu’aux lilas.” Auprès d’elle, je restais maître de moi ; aucune douleur ne m’étreignait, mais, en la quittant, les larmes montaient à mes yeux à l’idée d’un petit convoi noir, glissant sous les fleurs jusqu’au cimetière. J’imaginais ce char fleuri de lilas et de boutons de roses, moi vêtu de la cravate blanche et de l’habit que j’aurais portés pour la conduire à l’autel. J’avais la sensation que je pleurais pour moi plus que pour elle. Que ferais-je dans la vie sans ma chère Brialène ? Je répétais son nom doucement, comme si elle était déjà partie. Oui, elle était déjà partie, sa vie s’effilochant comme un rêve. Et pourtant, délicieuse petite Brialène, je t’ai tant aimée, me disais-je, surpris de l’évoquer au passé.
Mais quand, avec le retour des lilas, elle ne fut plus qu’une ombre évanescente, une silhouette fuyante vers Ashed, je commençai seulement à sentir le véritable amour. Je baisais ses pauvres ongles verdis avec passion, sa peau avait la couleur de mousse, ses odeurs s’exaspéraient, dégageant une pestilence forte qui sentait le marécage et le macchabée, cherchant dans ses yeux cette chose invisible qu’elle semblait attendre. Désormais, elle ne prêtait plus attention à moi ; elle parlait moins de la petite maison ; ses yeux restaient fixés sur la porte. Alors, moi aussi, je regardais vers cette porte, imaginant entendre des pas dans le jardin. Jamais Brialène ne m’avait semblé plus belle, d’une beauté autre, sans nom dans aucune langue humaine ou gnome. Je ne pensais plus à la mort, elle me paraissait plus proche de la vie, je me disais : “Maintenant, elle et moi, sommes unis par un sacrement d’éternité.”
Je vis son pauvre corps se décomposer, la vie s’enfuir d’elle en lambeaux écarlates. Des ferments secs signalaient la putréfaction de certaines zones de sa chair, et une puanteur âcre de pissée de porc s’échappait de son souffle. Elle ressemblait, avec ses cheveux ornés d’un œillet pourpre et ses mâchoires proéminentes sous la peau de ses joues, à un petit squelette ironique prêt pour le bal. Et toute la profondeur vertigineuse des tombes se reflétait dans ses yeux immenses. Et moi, j’eut une douleur sombre, sans larmes.
Un jour que je la serrais dans mes bras, elle pointa du doigt la porte. Ses yeux s’élargirent. Elle murmura : “Là… là… Ashed est là.” Puis sa tête retomba. C’est ainsi que je compris que celui qu’elle attendait était enfin entré, et que c’était à moi de porter une dureté de cœur alors que le Dieu de la mort lui portait son couperet roidi.
Oh Brialène, comme l’amour d’un Dieu est plus fort que le nôtre. Et pourtant, le mien n’a jamais été aussi grand, plus grand que Mastaphor lui même, alors que je marche aux côtés de ce char fleuri de lilas et de boutons de roses, vêtu de la cravate blanche et de l’habit que j’aurais portés pour te conduire à l’autel.
par Kax