L’Ombre d’Ashed [-3000]

Oh, oh ! Je vois, je vois… beugle non sans théâtralité la voyante itinérante en considérant la main violacée aux ongles longs que lui tend son hôte Argalire, et en désignant le profond sillon qui continue sa ligne du pouce, voilà, Sir, voilà la marque de la plus rare et de la plus constante passionnalité. Très cher poète, très cher Sir, votre vie passée, croyez moi, s’atteste traversée d’un unique et vertigineux amour. Et l’amour reviendra !

Une ombre ennuage le visage du noble au teint diaphane qui se retire alors de l’étreinte et s’éloigne de quelques pas de la vieille médium. Il a les yeux lointains d’un homme qui s’étrange du moment présent, et qui, dans l’effort d’une douloureuse régression de la pensée, plonge aux jours évolus, en cette portion du temps où se consume l’être successif et transitoire qui, pour chacun, sert à nombrer les périodes de sa vie.

Oui, dit-il en s’arrachant enfin à sa pénible méditation, balançant sa longue chevelure de poix sur le côté de son épaule, un vertigineux amour, c’est bien ainsi qu’il convient de l’appeler. Toutes celles qui le partagèrent avec moi n’en furent que les formes extérieures. Ce sont là d’étranges paroles que je vous glisse, ma vie pourrait étonner quiconque n’est pas dans le secret des destinées. Je pense être condamné aux affres de la Mort, il est vrai.

L’Argalire s’assit près de la fenêtre de son immense bâtisse d’Avany, un peu courbé, le dessus de sa chevelure nimbée d’un mince reflet et le reste de sa tête blanche noyée dans une ombre pâle, regardant les corbeaux voler au loin. Des servantes, toutes de noir vêtues, lavent à grande eau le manoir, certaines le balai dans les poings, livides et dépoitraillées. Dans le coin de la bâtisse, une rumeur sourde d’haleines ardentes, de battements d’ailes et de soupirs fait une apparition molle, et provoque des frissonnements à la vieille cartomancienne itinérante, qui s’accroche à un jeu de tarots dans la poche de son bliaud.

Mon intime pudeur me contraignit à garder pour moi seul mes souffrances, très chère voyante. Mais, en ce jour, je vais vous les confier… Je vais vous les confier, oui, car je suis immortel, que vous le croyez ou non, et en vous narrant mon parcours, j’allégerai ainsi mes lourdes et solitaires taciturnités.” 

Voyant là que son bel hôte n’est pas réellement intéressé par une séance de spiritisme ou de mysticisme, l’invitée range à la hâte ses objets et autres grigris dans son épais cabas de flanelle, et lance ses yeux au hasard par la fenêtre, sur la ruelle menant au manoir, afin de ne pas croiser les deux grandes billes rouges du propriétaire qui commence à lui glacer le sang par ses mots et son attitude. Elle croit voir que lentement, à l’extérieur, les bancs se dégarnissent, apportant au passage par un vent nouveau les volées d’un carillon. Les bruits s’éteignent graduellement sous les clartés accrues de la lune, baignant des pâleurs d’argent les pignons et les arbres, et ne laissant en sonorités que les croassements des mainates.

Asseyez-vous, femme.” ordonne alors le noble poète, qui pointe du bout de l’index un vieux fauteuil en velours. Une lumière rouge se met immédiatement à baigner le bureau, écornant d’un coin brillant le marbre d’un guéridon au milieu de la pièce. Sous cet ordre presque brutal, la sexagénaire incline la tête, et plante ses billes sur les ombres grises qui ardoisent désormais toutes les rues d’Avany au dehors.

Ma femme est morte et ma vie resta, il y a encore peu, barrée du sillon qu’elle y laissa, d’un si profond sillon qu’ensuite un autre événement fut obligé d’y rentrer. L’inflexible ligne qui me révéla à vous s’atteste ainsi comme la maîtresse de mes destinées, bien qu’un nouveau pouvoir, un pouvoir de dragon divin, coule désormais dans mes veines.

Et, tout en parlant, ses lèvres se plissent dans une morne agonie, alors que la vieille apeurée balaye nerveusement de ses pupilles dilatées la pièce où elle avait été conviée à présenter son petit numéro. Dans la clarté rouge tamisée par les rideaux, elle regarde fortement les ameublements noirs et pourpres, garnis de coussins du Kyrmor, le guéridon à pieds tournés, les crédences et, sur l’étagère, les petites araignées en cuivre, en porcelaine, en plâtre et en bronze, mêlées à des coquillages, les bonbonnières et les flacons emplis d’essences noires, puis voyant que le poète s’installe en face d’elle, elle déplace ses billes vitreuses sur les deux cadres dorés l’un en face de l’autre, les rougeâtres portraits peints de l’Argalire et de sa défunte femme humaine.

“Elle avait la splendeur d’une beauté divine. De ses pieds à ses cheveux, c’était la magnificence sombre des grandes passionnées tragiques qui ruisselait comme les ondes des déserts de l’Est, comme un fleuve d’amour et de mort, et en elle, tout était rouge : ses baisers, ses tendresses, son orgueil et son sang.

A la prononciation du dernier mot, un soubresaut courbe encore plus l’échine de la vieille dans sa semie-captivité, l’obligeant presque à ne faire qu’un avec son fauteuil, alors qu’une femme de chambre apporte à la hâte deux coupes en quibus et une oenochoée emplie d’un liquide rouge et épais.

Ah ! Ma femme, ma divine, mon épouse, comme elle me manque atrocement…” glisse l’Argalire, en mouillant du bout de sa langue les coins de sa bouche dans sa succession de phrases troubles. “Elle me disait, tous les jours dans notre couche, secouant sa tête et ses reins où s’épandait son opulente crinière noire qui la vêtait comme une mante diabolique aux trous de laquelle brûlaient ses lèvres pourpres et les étranges flammes de ses prunelles, elle me disait qu’elle m’aimait…

Ses longs droits frêles se glissent alors sur l’amphore, et le noble aux traits vampiriques se met alors à servir la boisson. Une odeur ferreuse, presque musquée, s’échappe du contenant et apporte un malaise presque palpable à l’entrevue improvisée.

Mais, un sang orageux la tourmentait, et, maintes fois, jeta le trouble dans notre existence. J’étais le hasardeux nautonier cherchant à esquiver les récifs, elle était le brusque coup de vent déjouant mes calculs. Mais, si elle ne sut me procurer les calmes certitudes de cet état modéré de l’âme en lequel se concentre la plénitude du bonheur, elle m’initia à de si troublantes et si tumultueuses délices que la vie, une fois qu’elle m’eut quitté, ne me parut plus possible sans leurs âpres aiguillons. Maintenant que j’y puis penser d’un esprit plus libre, je me fortifie dans l’idée que ce ne fut pas là du bonheur, mais une sorte de fièvre furieuse, un perpétuel éréthisme de mes sens. Est-ce grave de penser ainsi de mon épouse, Madame ?

L’ancienne est muette devant ces confessions sans queue ni tête où il lui est impossible de s’échapper. Elle hoche alors à la négative sa mince et jaune figure, d’une pâleur de cierge, et se renfle illico aux épaules par sa courbure en bégayant une incompréhensible onomatopée.

Quand elle mourut, je n’éprouvai pas le commun accablement qui suit les grands déchirements de la chair comme arrachée d’elle-même et vivisectée en ses fibres profondes. Un extraordinaire sentiment de délivrance plutôt me lénifia, comme si cette disparition d’une créature magnifique chaque jour et pendant des ans aimée en d’angoissantes et mortelles délices, n’eût été que la fin providentielle d’un état de nos âmes où, fatalement, l’un de nous deux devait trouver la mort. Je me persuadai d’abord que mon cœur, usé par tant de crises répétées qui en avaient étanché les sources vives, n’était plus même capable de ressentir la douleur. Ce n’était là qu’une illusion née du besoin qu’ont les hommes de se justifier à eux-mêmes leurs défaillances…

Le noble se lève d’un coup sec, absorbant au passage la moitié de son gobelet en levant ses rouges prunelles sur le candélabre à sa dextre. D’une maigre inflexion des épaules, il s’essuie doucement de l’index une perle carmin qui glisse de sa lippe, et lèche avidement le bijou liquide, le cœur presque aux dents. Cette vision d’horreur provoque irrémédiablement une contraction nerveuse à la voyante, comprenant parfaitement ce qui est en train de se passer sous ses billes brunes.

Les sèves de notre ancien hymen remontèrent de la souche restée plantée en ma vie…”, poursuit l’homme debout dont l’immense ombre couvre le corps tout entier de son invitée non consentie. “…Jamais mon épouse ne s’était attestée plus évidente à mes yeux, ni plus ambiante en l’orbe de mes pensées que depuis le temps où, expirée aux formes terrestres, elle rayonna astralement en mes régions intellectuelles, à la fois chair et esprit, mais chair immatérielle et subtile comme un gaz. Le fluide qui passait en nos baisers survécut à la mort des baisers et en vivifia l’inaltérable mémoire. Certes, c’est là un étrange mystère, et, toutefois, il n’est rien à côté du sentiment qui, profanant ces noces perpétuées du souvenir, me fit, par un processus que je ne peux expliquer, devenir immortel. Car oui, brave femme, vous vous tenez là devant un Dieu, le Dieu de la mort lui-même.”

D’abord transpirante et secouée par les paroles totalement ubuesques du noble poète, la médium laisse alors échapper une fusée de rires, suante, suintante, accablée par cette folle entrevue dans cette plaine poudreuse de rouge et de noir aux lisières d’antiques conifères, contrastant avec sa région natale de la Baie du Gong. Elle ricane, d’un rire gras de hyène pachydermique, tape de la paume sur ses cuissots face à ce qu’elle pense être la galéjade du siècle face à son hôte.

La couardise et l’hypocrisie, jeune noble, versent les pires suggestions plutôt que d’assumer les épreuves d’un contrôle dommageable. Avec le temps toutefois, la souvenance des amoureux elle-même s’émousse. L’amour n’est pas éternel, sa vie ne l’était pas, et toi, tu n’es pas un Dieu. Les Dieux n’existent pas. Les Dragons, eux, existent, crois-moi, j’en ai déjà vu d’eux, j’ai été dans cette terre chaude et brûlée, je me suis roulée dessus, caressant de ma main les cadavres fumants, je…

L’homme sort alors un long coutelas au manche en os de sa robe des freux, qui laisse échapper une odeur humide et tumulaire, une senteur froide de mort et de cimetière qui opprime l’air prisonnier de la pièce, dont les fenêtres viennent d’être refermés par la servante. La vieille déglutit, voyant le noble qui s’approche d’elle avec une lenteur d’arachnide, se veloutant de lueurs corrusquantes sorties d’on ne sait où. 

Regardez-moi, vieille dame…” dit-il avec ses tristes yeux presque surnaturels, touchant du bout de l’index la courbe d’argent de la lame taillée en croissant. Son bavardage lui rappelle l’effet d’un bourdonnement délicat de petite abeille prisonnière aux parois d’un cristal, et il sourit, regardant les épaisses larmes jaillir du petit visage de la probable grand-mère, qui, elle, supplie l’homme de ne pas la passer de vie à trépas.

Un bruit sourd de métal qui tranche l’air étouffe ses gloussements, et ses yeux se ferment à l’idée que la lame passe en elle, son sang se flambe, la tétanie s’englobe, et dans le vertige de cette semie-hallucination, ses paupières closes s’ouvrent, comme si la pauvre était ensorcelée.

Mais pas la moindre douleur ne lui traverse la chair. Elle se regarde, d’abord, tape ses haillons, avant d’y voir refléter sur sa boucle de ceinture les eaux rouges d’une fontaine déchirée par l’éclair. En face de lui, l’homme, dont les flammes noires des ardentes prunelles viennent de s’illuminer. Les noires lianes de ses cheveux enlacent de nouveau ses épaules, il est droit, stoïque, ténébreux à l’égal des ombres, inexprimablement vivant alors qu’il vient de se trancher lui-même la gorge.

Un flot de sang darde en torsades écarlates toute sa robe et goutte sur le sol, sans même que la femme de ménage ne daigne y prêter une quelconque attention. Il ne hausse même pas un sourcil, sa figure craquelée d’une infinité de menues rides ne bouge pas, juste le pouls de sa respiration flotte sur son accoutrement de noble, dont le sang macule et se déverse partout, sur cette robe-chemise à col droit, dont les pans flottent sur son pantalon où se moulent ses genoux osseux.

Puis, il s’approche de nouveau, renverse son torse en avant vers la pauvre invitée, qui lâche un hoquet de peur, souillant au passage ses vêtements. Un pli dans le front avec un visage désormais dur dans sa muette figure d’homme-zombie, il se glisse juste devant elle, ployant un genou, et vient taper sa main poisseuse de sang sur la joue de la pauvre hère qui se retrouve là face à un bien macabre spectacle.

Je vous l’ai dit, femme. Ils ne vous enseignent pas cela, aux cirques ou dans les arts des rues ? Ah, non, ils ne peuvent pas, ils ne sont pas des Dieux. Ils n’y connaissent rien… Regardez-vous… Pitoyable créature humaine. Vous venez ici me prendre des pièces pour me dire l’avenir ? Vos hauts-de-chausses brident sur vos formes amples, vous êtes barbouillée d’ocre, et vos sourcils maquillés au noir de chandelle vous donnent un air ridicule. Croyez-vous vraiment à l’Amour ? Moi, je ne crois qu’à la Mort…

Et dans un bruit de flanelle froissée et quelques croassements de passereaux, siffle celui d’une lame qui tranche un cou frêle, tanné, et usé par la vie. Le corps tombe, dans une morbide paresse, sur le sol froid et maculé de sang. Des joues caves, des mains ridées, se refroidissent, dépouilles tristes d’une étrangère qui tenta de provoquer la colère d’un nouveau Dieu. Quant à lui, avec son interminable échine emmanchée de longues jambes et de terribles bras, il regarde la morte, puis râcle sa voix caverneuse, admirant de ses yeux couleur de faïence rouge la vie qui s’échappe. Ses artères battent, et il se sent en vie, plus que jamais, des idées de plaisir et de parties folles l’envahissent alors dans la solennité d’une nuit immorale. Immorale oui, mais pas pour lui, pas pour le Dieu de la Mort.

par Kax – narration par Aetherya