La Conque Opalescente [1557 C.M]

Le prélude 

Karg regardait au loin l’immense étendue d’eau entre l’Île du Réhal et les Terres Englouties, plissant son visage squalide aux yeux hardis, frôlant du coude son voisin encore ivre de la veille, les deux bringuebalants sur le gaillard d’avant. Il tombait une pluie d’été, fine et aiguë, le ciel avait une pâleur crépusculaire qui s’étendait entre les nuages, et un ruissellement d’égouttis d’eau tombait mollement sur leurs têtes alors que leur voilier avançait sur la mêlée d’écumes.

Le cœur de l’autre marin, un dénommé Barnett, battait fortement, les restes d’alcool de la veille ayant fermenté en lui, et pris de honte pour sa pusillanimité, il évacua ses tourmentes en vomissant bruyamment par-dessus bord.

Owéoh, moussaillon ! Ça ne te réussit pas, la bière Gongienne, on dirait ! Vide c’que tu peux, parce que notre mission est proche, et là, faudra avoir tes poumons bien accrochés !”

Karg s’esclaffa de ses paroles, tapant du creux de l’épaule le marin qui extirpait des geysers d’un vomi presque ocre, la sueur au front. Des poissons fleuris et gras jaillissaient à la surface, et de nouvelles vagues éclatèrent sur le bois épais du voilier à deux mâts, rajoutant du grabuge à la cacophonie ponctuée de hoquets de déglutition.

Tu sais où la Capitaine nous emmène, moussaillon ? Au Temple immergé du Dieu Tamarquin, le Dieu des Téhuns. Et toi et moi, en tant que Téhuns, on va l’honorer en faisant là le pillage de l’année !” dit-il en se tapant le ventre, tout secoué d’un rire bassement amusé, “Vu que tu viens de Port Poisse et que tu ne connais pas trop la Foi des Seize, laisse moi t’expliquer. Avant, le Temple était apparent en surface, figure-toi. Mais de nombreux pillages ont fortement fâchés ses gardiens… Du coup, ils n’ont gardé là que le temple englouti, et toute la surface a été détruite, afin d’empêcher quiconque autre que nous, Téhuns, à y pénétrer…

Karg tira une longue bouffée de son pipeau tordu, son mufle d’homme-requin crispé par la fente de sa veste. La fumée grise s’éleva, se mêlant aux embruns salins, puis s’évapora comme une pensée trop lourde pour être prononcée. Il savait. Il était même le seul à savoir. Il n’avait plus les mêmes yeux, son regard sauvagement coruscait comme un écueil noir sous la pourpre oblique du couchant.

Et c’est là, tout au fond de cette cathédrale d’algues et de pierres creuses, qu’elle repose. La Conque Opalescente, le plus grand trésor des Téhuns, offert par le Dieu Tamarquin lui-même, disent les légendes. Une beauté que tu ne pourrais imaginer même dans les songes les plus fous. Elle miroite, qu’ils racontent, comme mille lunes prises au piège, changeant de couleur au gré de la lumière et des vents de l’équinoxe.

Barnett, toujours pâle comme un linge, se redressa, un tantinet secoué par le sérieux du Contremaître et ravalant un morceau de vomi qu’il recracha directement sur la laine pileuse de sa manche. Ses mains agrippaient nerveusement le bastingage, comme si le moindre mot de Karg pouvait faire chavirer le navire.

Mais pourquoi… Pourquoi l’exposer sur l’Île du Réhal ? C’est un peu comme un blasphème, non ?” bégaya-t-il d’une voix cassée, fixant les marsouins qui dansaient au-dessus du mât de misaine, prêts à se vidanger sur son crâne dégarni.

Karg éclata de rire, haussa sa vareuse sans manches en mordant la chair de l’air avec une ironie dédaigneuse, puis extirpa un rôt qui sentait l’ail et le génépi, relents de son art de goulafre se piffrant allègrement pour éponger les excès.

Blasphème ? Ah, pauvre con. C’est ce que diraient les folichons des Seize, ces raseurs qui savent mieux réciter des psaumes que manier une rame. Mais nous, nous sommes des marins, des pirates ! Des hommes libres ! Et qu’est-ce que la liberté sinon le droit de faire danser les dieux sur nos envies ? Tamarquin ne se fâchera pas. Au contraire, il rira dans sa gloire. Parce que vois-tu, gamin, cette conque-là, elle ne sert pas à prier. Elle sert à être vue. C’est un peu comme une belle gonzesse… À faire baver les gueux, à leur montrer que c’est nous, au final, les véritables maîtres des océans et des tempêtes.

Le Contremaître se pencha alors, son visage tout en arêtes et en rugosités à un souffle de celui de la nouvelle recrue. Sa voix se fit toute basse, presque aussi basse que les algues brunes qui rampaient sous la coque du voilier à deux mâts.

Et puis, il y a ceux qui murmurent qu’elle porte chance… à celui qui sait l’honorer. On dit qu’elle répond, t’sais. Qu’elle chante des vérités à l’oreille des braves types comme nous.

Le marin déglutit péniblement à l’idiome fleurant le varech et l’iode, son regard oscillant entre la mer crépusculaire et les yeux fendus comme deux couteaux de Karg. Une nouvelle vague vint secouer le navire, arrosant les deux hommes d’une légère et froide écume. La tempête montait. Mais c’était une autre tempête qui battait maintenant dans sa poitrine et soulevait le tissu de sa chemise, une tempête où se mêlaient la couardise, l’excitation et ce goût amer qu’ont les sombres légendes quand elles prennent vie.

Et toi, tu crois qu’elle te parlera ?” osa-t-il demander, la bouche tremblante, avec de la peur et de l’extase dans ses immenses prunelles encore pleines d’éthanol.

Karg recula en riant, ses bottes battant le pont détrempé, agitant sa main palmée comme l’aiguille d’une boussole. 

Elle parlera à celui qui osera l’écouter. Mais pour ça, encore faut-il descendre au fond. Tout, tout, tout au fond… Et ça, mon gars… c’est une autre histoire. Allez, fais toi une p’tite entaille pour montrer qu’t’es un homme, un vrai ! C’est c’que les marins ici font pour leur premier pillage.

Barnett s’exécuta, s’animant à l’idée d’être un véritable gaillard, s’entaillant l’intérieur de la paume avec une lame fournie par son comparse qui affichait un rictus farouche suivi d’une laide grimace. Un silence retomba, ponctué seulement par le chant sourd des vagues noires contre la cale, et de quelques énergumènes encore excités par la liqueur. Et, loin au-delà des flots, le marin nouvellement recruté crut entendre, juste un instant, le murmure d’une conque perdue, une sorte de chant vibratoire qui le happait déjà vers les abysses de la mer. Ses yeux prirent une fiévreuse apparence, alors qu’un magnétisme semblait l’accorder au pouls de la petite tempête et de l’imminente mission.

La mer avait l’air d’un abîme, d’autant plus que le pétulant alcool faisait toujours son effet. La lumière lunaire désormais omniprésente, étouffée par le ciel de poix, se dissipait lentement, laissant place à une obscurité d’encre, opaque et noire comme les freux. Le voile des vagues s’était désormais déchiré, et les profondeurs révélaient leur insidieuse nature, leurs entrailles froides où l’âme des Contrées d’Izuvis elle-même semblait s’éteindre.

L’équipage – du moins, ceux qui étaient des hommes-poissons – de l’Oeil-de-Rubis accoururent dans un torrent de clameurs, secouant leurs corps squalides et tendus par l’adrénaline dans une fin d’ivresse, se tenant prêts à plonger leurs visages marqués par l’ombre de la légende de la conque et du probable courroux d’un Dieu. Le nouveau marin, toujours un peu pété de la veille, peinait à faire face à l’étendue béante qui s’offrait à eux, la tête et les jambes vacillantes, frottant ses pieds sur le plancher trempé d’écumes en lâchant un vieux rototo qui ressemblait à s’y méprendre à un vagissement plaintif de petit enfant malade.

La descente

La Shakrass Max, Capitaine et propriétaire de l’Oeil de Rubis, se tenait sur le bastingage, fière, portant une jupe d’escot pileux et une faille de serge fine posée sur les blancheurs lustrées de son béguin, et s’allumant devant la scène une cigarette dont la cendre s’écrasa mollement sur son corsage. Mais son regard d’un seul œil n’était qu’une lueur fixe dans l’immensité qui engloutissait. Elle observa un à un la poignée de Téhuns prêts à lui obéir, la mâchoire serrée, avec une agacerie de l’œil, claquant le talon de ses longues cuissardes, puis se tourna vers la mer.

Il est temps,” siffla-t-elle, d’une voix basse, profonde comme l’orage, sa bille de rubis enchâssée brillante de milles lueurs sous la lumière vive de la lampe du parvis,  « Rassemblez-vous, Téhuns. C’est l’heure de votre sacrifice.

Barnett se redressa, et dans un traînement mou de semelles, ôta son haut de corps afin de se sentir libre lors du plongeon, bien qu’une peur étrange lui transperça l’échine. Un sacrifice ? Mais de quoi parle la Capitaine ? Mais, il se força à sourire, à faire taire l’inquiétude qui grignotait ses entrailles. Cette fameuse conque n’était plus un rêve ni encore moins un sacrifice, mais une promesse pour cette femme-reptile à la lippe dédaigneuse de Capitaine sans foi ni loi.

Nous devons plonger et voler ce qui nous revient de droit,” dit Max, les yeux fixés sur la mer noire comme un abîme, “et ainsi, ne pas permettre aux morts de nous retenir dans leur fosse.”

Sans un mot de plus, les Téhuns se jetèrent dans l’eau glacée sans la moindre honte de leurs nudités, dans une bordée de gaieté face à cet acte de piraterie, leurs corps aquatiques se fondant dans la profondeur. Des robes, des gardes d’hommes, une friperie de linges sales gisaient sur le pont du navire, attendant patiemment le retour de leurs propriétaires.

La mer les engloutit, se refermant sur eux comme une bête nocturne affamée, une gueule béante prête à les dévorer. Leurs bras et leurs jambes de sélachimorphes s’agitaient dans l’obscurité, cherchant désespérément à se maintenir à flot alors que la température glacée de l’eau leur mordait la peau. Les bulles de leurs respirations crevaient la surface, disparaissant instantanément dans l’infini noir. Mais pour tous, même pour Barnett qui venait de les rejoindre, coulait dans leurs veines des chyles puissants et une adrénaline colossale à l’idée de servir la Capitaine Vermax Mesh’Maax.

Tout autour d’eux, l’océan semblait vivre comme une créature immense qui respirait sous leur peau. Le silence était mortel, à peine troublé par le bruit de l’eau frappant leurs dermes, comme un froissement d’ailes d’oiseaux noirs dans la nuit, et seule coulait une traînée jaune provenant de la lune et qui se réverberait tout juste pour éclairer leur chemin. Et puis, peu à peu, les contours du Temple de Tamarquin apparurent dans les ténèbres pâles des profondeurs : des colonnes brisées et des murs aux fresques tribales se découvrirent dans une trombe d’écumes glacées, affichant sous leurs pupilles une structure qui semblait avoir été recouverte par des siècles de silence, de vandalisme et d’oubli.

À mesure que les membres de la troupe de Max s’approchèrent, Karg fermant le chemin, l’eau devenait plus dense, plus épaisse, comme une lourde masse de ténèbres qui cherchait à leur donner la sensation grièche de cuire dans un bain de glace. Le vent sous-marin soufflait en frimas, portées par des courants qui grésillaient sur leurs galuchats, tandis que d’effroyables ombres se faufilaient dans l’obscurité. Des algues, longues comme des pythons, serpentaient autour de leurs jambes squalides, et des apparitions passaient en un clin d’œil, fuyant avant même qu’ils n’aient pu saisir leur forme.

Et puis, dans l’obscurité la plus totale, une lueur pâle apparut, une lumière spectrale qui se reflétait sur un autel de bois qui semblait en bien bon état compte tenu des ruines alentours. Elle n’avait rien à voir avec la lumière de la lune, non. Elle provenait d’autre chose, quelque chose de plus… divin. La conque était simplement posée là, reposant dans l’ombre du temple englouti, belle et étrange, comme entourée de feux-follets dans la baille profonde. 

Les Téhuns s’en approchèrent, leurs bouches en croupion de poulet, se délectant de la sottise crédulité d’un Dieu qui protégerait si peu son bien précieux artefact. Mais, à cet instant précis, l’eau dense se troubla, et une chose immense se dessina derrière eux. Quelque chose de bien plus rapide, de bien plus puissant.

Un frisson glacial parcourut leurs épines dorsales, et, pour ceux qui en étaient pourvus, de leurs ailerons. L’obscurité s’épaissit encore, se resserrant autour de leurs corps, et une silhouette se dégagea lentement du fond. Une silhouette d’un monstre colossal. Une carpe, mais d’une taille que même les légendes les plus terrifiantes des ivrognes de Port Poisse ou de Zohra n’osaient imaginer. Ses dents, longues comme des glaives, brillaient dans la lumière spectrale et les flambes claires qui émanaient de la conque, et ses yeux étaient deux orbites vides entourées d’amas de chair putréfiée. 

Le monstre s’élança, traînant dans son sillage des tourments de sable et de sang, et en un instant, les Téhuns furent happés dans un tourbillon de terreur et de violence. Les dents de la carpe claquèrent, l’une après l’autre, brisant la chair des pauvres hères en tête de file, arrachant le premier mur de torses nus jusqu’à dessous les reins, dans une rauque symphonie d’hurlements engloutis.

Barnett, premier pris dans la gueule du monstre, sentit sa peau à demi obstruée par des déchiquetures, découpée en une infinité de lamelles dans cette bouillie rouge qui cachait sa vision. Ses flots de douleurs se perdirent dans l’eau noire, alors qu’il s’acharnait à battre des mains pour lutter, voyant au loin Karg et trois autres Téhuns qui se dirigeaient vers la Conque. Il savait, les prunelles presque mortes dans la sclérotique fibrillée de rouge, il savait qu’il avait servi d’appât pour le Contremaître, et pour Max, en s’entaillant la main. Et ses chicots jaunes déchaussés dans une immense grimace de désespoir, il se débattait, criait, en vain, alors que le monstre se redressa sur sa face ravagée et lui coupa en deux par le trou noir ses mâchoires béantes d’homme trahi par la coulée du sang.

Karg nagea à travers les dalles visqueuses du Temple, qui ressemblaient aux pièces d’un musée d’anatomie. Les épaves dépareillées, les décombres recouvertes de bijoux personnels et de coupes, tout un amas de moignons, de tibias, de pieds, de charnières confuses et qui grouillaient abominablement dans une promiscuité d’écorcherie. Le monstre s’était fait un véritable festin ces derniers temps en protégeant l’artefact, mais la sève du sacrifice et la vision de Max grelottante poussa le Contremaître à aller jusqu’au bout de cette lugubre traversée. Avec une fureur aveugle, il se retourna et glissa son poignard sur les broussailles rudes de son voisin de route, qui vociféra une litanie de jurons et d’injures, ne comprenant pas cet acte de scalp gratuit des plus ignobles. 

Ni une ni deux, la carpe géante se dirigea vers le pauvre marin, appelée par le sang et ayant un goût accru pour la chair qui lui râclait son monstrueux gosier de squale. La diversion eut son effet : alors qu’une jambe nouvellement déchiquetée transperça l’eau déjà trouble, Karg s’empara de la Conque et de son autel de fortune, observant au loin la pâleur exsangue de mou de veau échaudé qui se confondait avec les filoches de charnure de son sacrifice dans l’eau.

Un cri muet de détresse lui jaillit brusquement des entrailles à la vue des restes mutilés de la troupe, alors qu’il louvoyait contre les poutres et les colonnes immergées du Temple, tentant de revenir vers l’Oeil de Rubis le plus rapidement possible. Voyant le dernier survivant de l’expédition qui le fusillait allègrement du regard pour sa traîtrise, le suivant avec de hauts battements de coeurs et de pieds palmés pour rejoindre la surface, il se dit alors, un frisson sur l’échine, écoutant encore cet écho vibrant dans le noir et la mort, qu’il valait mieux pour lui de rejoindre le voilier à deux mâts seul.

D’un coup sec, le cuir de la face lavé de larges dégoulinées de chair rouge, il observa derrière lui son compagnon. Des araignées voraces, d’affreuses anxiétés lui rongeaient la cervelle. Il fallait. Il n’y avait pas d’autre choix. La Conque et l’autel de bois sous le bras, il donna de toute sa force de colosse un coup de pied au pauvre hère derrière, qui ne vit plus rien et sentit seulement, aveuglé par la rage et l’incompréhension, qu’il avait été projeté à une mort imminente.

Muet et froid comme un soldat accomplissant une consigne, le dos tourné à toute cette désolation, Karg entendit l’élan de fureur sombre qui happait les écumes derrière lui, suivi d’un claquement de mâchoire. Il avait levé les yeux instinctivement vers les vacillements de lumière à la surface, se jetant dessus avec l’énergie du désespoir : et sitôt échappé des comparses ténèbres, s’empara d’un bout en chanvre qui allait le ramener sur le pont. 

Il grimpa, un levain de colère et de terreur fermentait en lui, alors que seule Max et quelques membres de l’équipage l’attendait, dans la grande tranquillité muette du bateau éclairé par les lampes brûlantes à pattes d’oies qui étaient accrochées autour du mât de misaine. Le rapt n’avait duré qu’une heure, un temps quasiment inappréciable pour un pillage, mais qui avait suffi à consommer en son cœur et son âme l’œuvre de la ruine et de la mort.

Nu, ses entrailles remontées dans la gorge, la peau recouverte d’une charcuterie de téguments qui ne lui appartenaient pas, Karg fixa la Capitaine qui se tenait les bras croisés et la cigarette au bec, tétant le cylindre avec une apparente impassibilité. Un gémissement sourd, meurtri s’échappa de la bouche du Téhun, qui lâcha la Conque aux pieds de Max, puis, les yeux dilatés, torturé par cette hideuse besogne, se dirigea vers la timonerie pour y chercher de la gnôle.

La vision

Une semaine avant le vol de la Conque Opalescente, toujours à bord de l’Oeil de Rubis, Max était tombée en travers des oreillers de sa chambre, la tête contre le mur, les pieds reptiliens touchant presque la carpette.
Karg, un instant, était resté à l’appeler, lui baisant les yeux. Il n’éprouvait pas de douleur : il hochait juste la tête avec ennui. Était-ce donc possible ? Elle ne bougeait pas. Alors, il l’avait soulevée, allongée par-dessus les couvertures dans la pose du sommeil et, lui tenant la main, il s’était assis sur le bord du lit auprès d’elle.

Les sentiments ne se manifestaient pas tout de suite chez Karg ; l’émotion avait besoin d’un peu de temps avant d’affleurer à la surface de son être squalide, profondément alcoolique et particulièrement sanguin. Tout d’un coup, l’angoisse et la peine étaient montées chez le meilleur ami de la Shakrass. Il s’était jeté sur la grande immobilité de ce corps froid et, avec des mots grelottés, il l’avait suppliée tout bas, de peur d’éveiller le reste de l’équipage :
Voyons, Max ! Mon amie ! Ma p’tite princesse ! T’es une femme forte, qu’est-ce qui t’arrive…”

Elle demeurait insensible. Il s’était résigné, s’en voulant seulement d’avoir cédé aux larmes de la Capitaine à propos d’une chose en dehors de son pouvoir, car Karg s’efforçait de maîtriser ses émotions. C’était un vrai Téhun de la Baie du Gong, un rustre gaillard, taillé comme un colosse, qui n’usait pas de filtres pour dire ce qu’il avait à dire. Il aspirait à rester le maître de sa volonté, au-dessus des impulsions de l’événement et de son ivrognerie dévorante.

Les bras croisés, debout devant le lit, il la regardait presque avec calme, scrutant les causes. Car enfin, songeait-il, il avait dû lui arriver quelque chose… Mais quoi ? Sa gaieté, son ivresse, ses balbutiages tout à l’heure sur la dunette, n’étaient pas naturels… Max avait le sang froid, dans tous les sens du terme. Mais là… Quelque chose avait changé. Une défaillance du cœur sur ses lèvres à présent toutes bleues parmi la pâleur de ses joues de Shakrass.

Des souvenirs lui étaient revenus, il s’était rappelé que les accès, autrefois, survenaient souvent à des périodes émotionnelles, tout un temps de rires convulsifs les annonçait. Ah, les femmes et les hormones ! Mais Karg n’y connaissait pas grand-chose, en gonzesses, de toute façon.
Sa vie à bord de l’Oeil de Rubis était plane, sans imprévu, et, à moins d’une querelle à bord du bateau ou d’une festivité organisée quelque part sur une île à la con… La plupart du temps à bord était consacré à picoler, à vomir et à se masturber.

La vie, d’un long soupir comme une vague, avait gonflé le sein de Max, ses mains avaient repoussé une vision pénible. La bouche près de la sienne, penché par-dessus ce premier frisson, il lui avait de nouveau pris les mains, il l’avait appelée. Presque aussitôt, ses paupières s’étaient levées, elle avait eu l’œil étrange et fixe d’une fin d’hallucination.
Karg, c’est toi ! J’ai eu une vision… Une terrible vision…” avait-elle dit. Ses larmes étaient parties, elle gémissait dans ses draps. Il lui avait fait respirer des sels, lui avait lavé les tempes et les yeux avec un peu d’eau fraîche, tout en la rassurant : ce n’était rien qu’une simple défaillance.

Mais du coin de l’œil, chaque fois qu’il s’écartait, elle l’observait, soupçonneuse, défiante, et ensuite, quand il revenait vers le lit, elle roulait son front dans l’oreiller et se remettait à gémir. À la fin, anxieuse, la question lui avait glissé des lèvres : “Est-ce que je t’ai dit la vérité ? Est-ce que je t’ai parlé de cette vision ? Le sacrifice…?”

La bougie, à bout de mèche, s’était soudain affaissée. Karg s’en était allé prendre à la cuisine un autre flambeau. Un instant, elle avait cessé de voir son visage tandis qu’il s’activait dans l’ombre de la chambre. Elle avait ressenti le froid de la mort, gagnée d’une inexprimable et cruelle certitude.

Il sait tout”, avait-elle pensé.
Elle avait serré les lèvres, fermé les yeux pour ne plus voir, ne plus parler, toute raide, le cœur arrêté dans l’atroce silence de cette nuit noire et de ce cauchemar prophétique.

Mais le phosphate avait crépité ; un jet rose avait éclaboussé les murs. Elle l’avait vu, droit devant son lit, le flambeau aux doigts, faisant prendre patiemment la mèche. Puis, lent, toujours méthodique, il avait soufflé l’allumette et, sans la regarder, les yeux fixés sur les pétillements de la cire, il était revenu placer la bougie sur la table de nuit.

La lumière avait aussitôt chassé la suggestion mauvaise ; des blondeurs égales clarifiaient la chambre et le grand visage squalide de Karg. À peine semblait-il avoir pris attention à sa question.

Elle avait senti revenir la sécurité dans les cercles toujours plus larges de la clarté, l’embrasement irradié de la bonne nuit autour de la petite spirale dansante, comme la vivante et claire atmosphère d’une conscience en paix.

Très vite, mentalement, elle avait fait une oraison, s’était agenouillée en pensée devant cette vision qui avait permis que le bien et le mal fussent conciliés. Et comme elle continuait à le regarder de son pauvre œil battu, creusé par l’accès, avec un air de soumission et de grande compassion triste, il avait été touché. La pitié chaude de sa bouche, leurs regards doucement obséquieux, elle avait marmonné avoir vu plusieurs nuits d’affilée dans ses songes un homme sombre aux épaules carrées, nu tout comme elle, une main sur ses hanches reptiliennes, lui tendant un pendentif avec un emblème draconique enroulé sur lui-même. Et, quand elle se saisit de l’offrande, le nuage suspendu dans son unique prunelle, une roue de feu, une pluie de houilles enflammées s’abattit sur elle, et à la place du mâle, dans les foudroyantes ténèbres, se tenait désormais un immense et longiligne dragon noir. “Une offrande divine en échange d’une offrande divine. Un œil pour un œil.” répétait la voix, alors qu’une montagne de rouges charbons s’écachait sur le corps de la Shakrass, crachant des jets de flammes qui embrasèrent les ténèbres.

Puis, Karg l’avait aidée à se déshabiller, l’avait couchée lui-même dans les draps de la piaule, effaçant avec la main les plis, tirant sur ses pieds glacés de femme-reptile, l’édredon.

Allongée sous la couverture, avec l’étirement câlin de son corps redevenu voluptueux à la chaleur affectueuse de ses caresses, elle roulait sa nuque au creux des oreillers et lui disait :
“Oh Karg, qu’est-ce que je ferais sans toi ! Merci d’être là, pour moi… Je te jure, cette vision, elle revient tout le temps, je…”

Sa voix n’était qu’un petit souffle déjà endormi. Bientôt, ses yeux s’étaient fermés, et il n’entendait plus que le rythme léger de sa respiration.

Alors, il était resté un long moment assis dans le fauteuil de la chambre, près du chevet, le cœur gros, veillant sur ce sommeil immense qui suivait toujours le brisement de ses crises. Il n’avait plus de pensées. Il ne ressentait plus qu’une compassion fraternelle pour l’être fragile qu’était l’amour de sa vie, sa meilleure amie et sa Capitaine.

Assise en travers du lit, seule, les mains tâtonnantes, elle ressentit une torpeur infinie, un accablement de tout son être, écrasé comme par des marteaux. Des images avaient joué devant ses yeux, elle s’était rappelé les bâillements, la crise, Karg allumant le flambeau, les draps frais où, sous des mains tendres, elle avait sombré dans une paix délicieuse. L’autre cauchemar, plus ténu, tardait encore, perdu dans la misère de son mal. Mais, subitement, à la vue de sa gorge nue, les mailles s’étaient renouées, une secousse l’avait brisée, suivie de l’arrêt brutal de la vie de son cœur. Ensuite, le flot d’une poussée tumultueuse s’était remis à courir. En une seconde, sa chair verte était devenue brûlante, comme sous l’effet d’un grand zénith. Elle avait crié, luttant contre ce qu’elle venait de vivre : “Je l’ai entendue… La voix d’un dragon divin… Et d’un homme qui changera ma vie… Je dois trouver… Une offrande divine…”

Dans ce seul mot, toute la vision était revenue, nette, circonstanciée, immédiate, la succession des heures et des minutes de cette nuit de songes qui l’avait changée en une autre femme. Ses fibres s’étaient tendues, elle avait senti papiller sa peau, toute raide, comme la veille. Puis, elle s’était renversée, retombant sur les oreillers, dans la colère et le délire de cette lâcheté de son corps. Quoi ! Elle, Max, l’insaisissable Max ? Elle s’était débattue, retirant ses mains de dessus son corps, honteuse du plaisir que sa chair si faible avait goûté dans son rêve. À présent, d’ailleurs, c’était fini, bien fini ! Jamais plus elle ne rêverait de dragon divin et d’accepter les cadeaux d’un inconnu. L’obsession s’était effacée, et elle avait éprouvé l’allégement d’avoir retrouvé sa conscience. Elle aurait voulu dormir sans pensées, jusqu’au soir, ne plus se réveiller qu’après l’oubli total.

Elle savait que le lendemain, il fallait être prête à recruter de nouveaux membres à Port Poisse. Les paupières closes, frileusement blottie dans son fauteuil, en une petite fièvre où son sang moussait à la peau, elle s’était concentrée, essayant de revivre l’inconnu qui venait de lui être révélé. Les sources de vie s’étaient agitées, et elle s’était surprise des sensations de jeune femme toute neuve, troublée par ses fibres intimes tendrement violentées, restées malades d’une souffrance où elle avait goûté de petites morts exquises. La torture mentale se jouait d’elle : elle rêvait de se foutre en l’air, de balancer ce bateau, cet équipage, et sa propre vie en exposant la Conque qu’elle désirait voler sur l’Île du Réhal. Et certainement pas de l’offrir à un inconnu, ou à quelconque dragon mort il y a des millénaires. 

Karg, dans sa dévotion loyale et régulière, ne lui avait fait connaître que des stimulations tempérées, une affection sédative et réfléchie qui la laissait calme dans le sentiment que le bonheur d’une femme libre n’allait point au-delà. Un équipage, de l’alcool, des pillages, et de temps en temps, une escapade à Pabladur, où elle faisait la lecture aux pégus composant sa troupe. D’abord, elle n’avait éprouvé qu’un petit mouvement de perversité en imaginant de tout sacrifier cela, elle comprise. “S’il savait !” se disait-elle, avec le rire intérieur de la femme sûre de sa dissimulation. Elle n’avait été jusque-là qu’une chose plus ou moins soumise, humiliée, alors qu’elle était Capitaine de son propre navire. Maintenant, en cette vie personnelle de l’amour, elle avait rejeté l’être passif, elle était redevenue libre. Elle s’était sentie la force de disputer âprement cette liberté, si quelque imprévu surgissait. Quelque chose d’imprévu comme… un homme et un dragon divin.

Mais de nouveau, elle avait rencontré sous ses doigts le papier. La petite âme versatile s’était agitée, glissant jusqu’au bord de la pitié, mais sans chaleur… Tout de même, le pauvre cher cœur ! Et elle était demeurée là, les yeux lointains. Après tout, ils avaient été heureux ensemble. Il l’avait aimée en brave homme, l’accompagnant au début de la création d’un équipage plus ou moins digne de confiance pour ce voilier à deux mâts, mettant au-dessus de tout le bon amour mutuel, dans la monotonie égale de leur vie… Le vertige s’était effacé, et elle avait eu la soudaine, cruelle perception qu’il lui faudrait mentir toujours. Mentir sur ses véritables intentions. Sur le sacrifice qu’elle s’apprêtait à faire. Pour l’appel de la mort ou celui de la chair.

“Voilà le mal”, avait-elle pensé. Et ne pouvoir rien dire à personne, garder cela pour soi toute seule, toute sa vie, sauf si un jour cette vision venait à s’exaucer ! Elle s’était étouffée à présent dans cette chambre close où trônaient des encensoirs, des tableaux sur Manex, des trésors pillés, tout uni et constant, leur pauvre relation platonique que les meubles, les cadres au mur, l’air même des chambres lui reprochaient.“Mais, pauvre sotte, les dragons divins sont morts il y a plus de 4000 ans…” se disait-elle, regardant, maussade et reprise d’une glauque lucidité, le plafond de sa piaule. Elle eut un saisissement qui la cloua au lit, toute pâle, s’enfonçant dans ses yeux la vulgarité radieuse de ses pensées folles. Puis, avec un tortillement de reins grotesque, elle se força à replonger dans le sommeil, se tâtant par moment les lombes avec la honte d’être si mieux dans son monde de songes et d’imaginaire. 

par Kax – narration par Aetherya